Dans les années 1960, les pelleteuses ont eu raison des Halles de Baltard à Paris. Il reste aux Parisiens Le ventre de Paris de Zola, enquête minutieuse sur ce monde de la bouffe urbaine à une époque sans voiture ni électricité… Un demi-siècle plus tard, les Japonais s'apprêtent à déménager des rives de la Sumida, à Tokyo, l'un des plus spectaculaires marchés du monde.
Le photographe Frédéric Georgens, qui a longtemps vécu au Japon, a eu le temps d’amasser un trésor de 4000 photos sur ce temple des poissons et crustacés. Une petite maison d’édition vient d’en publier une centaine, prouesse ethnographique et artistique dans un lieu à la fois magique et triste, mal éclairé, froid mais envoûtant. La plume de Gilles Fumey, amoureux transi du Japon qu’on ne présente plus aux lecteurs/trices de ce blog, nous accompagne dans ce voyage.
Alors que la distribution de masses chambarde la planète alimentaire, un marché dédié aux poissons comme on en concevait il y a soixante-dix ans est un signe de richesse. Sous les néons et les pylônes d’une architecture de hangar, se joue chaque matin, à six heures, un drame unique au monde avec la vente des thons. On n’oublie pas les dégâts de la surpêche, mais les règlements internationaux ont permis d’inverser la tendance et le Japon, comme la plupart des pays, s’est mis à la pêche durable. Les thons, donc, jouent les vedettes d’un marché à l’amont du goût des Japonais pour le poisson cru. Lévi-Strauss, avec sa thèse opposant le cru (sauvage) et le cuit (civilisé), a bon dos.
Mille autres petites pièces se trament sur les étals de Tsukiji. Les armes affûtées des shoguns, fines lames des épées devenues des outils pour trancher la chair des poissons, y donnent à voir la dextérité des anciens guerriers devenus poissonniers.
Tsukiji attirait les touristes. Pris d’assaut ces dernières années par les foules chinoises, soumis à des contraintes sanitaires de plus en plus draconiennes, il était en sursis. Non pas supprimé mais déménagé, dans la ville toujours. Ceux qui ont pu y aller et qui peuvent encore s’y faufiler discrètement d’ici la fin programmée dans quelques mois n’en sortiront pas indemnes. L’envers du décor des sushis et autres sashimis si élégamment posés dans vos assiettes est un enfer sans ornement. Le petit peuple d’employés – souvent des familles installées là depuis des générations – forme une armée de samouraïs de la nourriture. Ils coupent et découpent la chair, sculptent les poissons, en font des objets d’art qui seront manipulés avec la précaution nécessaire pour être admis dans notre bouche.
Gestes et regards, indifférence et complicité, virtuosité et vétusté, tout ce qui aurait pu intéresser Georges Pérec est là, dans des photos alternant portraits et vues d’ensemble également captivants. De même que l’assurance que Tsukiji ne peut pas disparaître tout à fait : il a trop contribué à la fascination des Japonais pour les poissons, jusqu’à l’invention du washoku, repas gastronomique classé au patrimoine immatériel de l’humanité. Tsukiji appartient à ces hauts lieux qui résument presque à eux seuls une culture. Et il a fourni à l’humanité un art de vivre alimentant les rêves de ceux qui ne connaissent pas encore le Japon.
Tsukiji. Le marché aux poissons de Tokyo, de Frédéric Georgens, Gilles Fumey, Joji Nozawa (préface de Jean-Robert Pitte), Editions Akinomé, 138 pages, 35 euros.