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Tribune

La Gauche a gagné dimanche... en Suisse

En rejetant une réforme sur les régimes de taxation qui s’appliquent aux entreprises opérant sur son territoire, la gauche suisse s'est décidée à condamner les privilèges fiscaux accordés aux multinationales. Ses homologues français devraient en tirer leçon.
Un drapeau suisse sur les bords du lac de Genève, en 2013 (Photo Fabrice Coffrini. AFP)
publié le 14 février 2017 à 16h47

Le pays de la démocratie directe – la Suisse des votations populaires – ne nous avait pas vraiment habitués à fêter les choix de ses citoyens. Depuis quelques années, une série de scrutins a en effet accusé les traits d’un peuple conservateur, nationaliste, xénophobe, islamophobe, apeuré et goûtant le bonheur simple de prospérer derrière des frontières hermétiquement closes en bénéficiant des richesses accumulées dans le secret des coffres de ses banques. La liste des décisions qui ont suscité la consternation, l’incompréhension ou la condamnation va de la très célèbre interdiction de la construction de nouveaux minarets (2009) au très controversé rejet de la libre circulation des citoyens européens (2014), en passant par les refus de réduire les salaires extravagants des patrons (2013), d’instaurer un salaire minimum (2014), de supprimer la taxation allégée appliquée aux riches étrangers installés en Suisse (2014) ou de mettre en place un salaire universel de base (2016).

Deux votations ont pourtant compliqué ce tableau désespérant pour les partisans du progrès et de l’égalité : celles qui ont rejeté, en février 2014 et par une très large majorité, la demande de mouvements fondamentalistes «provie» de mettre fin au remboursement de l’avortement par l’assurance maladie ; et en février 2016, l’initiative pour «le renvoi effectif des étrangers criminels». Ces deux petites lueurs invitent à penser que, lorsqu’on accepte de le laisser s’exprimer, le «peuple» (fût-il suisse) démontre qu’il est un ensemble composite dont les opinions sont toujours diverses, hésitantes et contradictoires, et qu’il lui est même possible de revenir sur des choix jugés a posteriori comme fâcheux ou irréfléchis.

Défaite du gouvernement

Dimanche dernier, les résultats de deux votations ont surpris analystes et politiques et la presse les a salués comme «le triomphe de la gauche». Qu’est-il donc arrivé ? Comme les médias français l’ont rapporté, les Suisses ont largement adopté un projet visant à faciliter l’acquisition de la nationalité suisse pour les enfants de troisième génération d’étrangers résidant dans le pays. Mais ce que ces mêmes médias ont complètement omis de mentionner est le résultat de l’autre votation, qui s’est soldée par le rejet massif de la «troisième réforme de l’imposition des entreprises» (RIE III). Les mesures que cette réforme visait à introduire dans le droit fiscal suisse ont pourtant fait l’objet d’âpres débats durant la campagne référendaire. Elles proposaient de supprimer les régimes spéciaux de taxation qui s’appliquent aux firmes multinationales opérant sur le territoire helvétique afin d’aligner les modalités d’imposition sur les règles édictées par l’OCDE et l’Union européenne dans le but d’éviter à la Suisse d’être inscrite, en 2019, sur la future liste des paradis fiscaux que ces institutions entendent établir. Contre les arguments du ministre des Finances, issu du parti d’extrême-droite UDC, qui agitait le spectre du départ des grandes entreprises du pays si on mettait fin au dumping fiscal qui y favorise leur installation, le Parti socialiste a contesté l’invention de dispositifs dérogatoires qui, tout en permettant aux multinationales de soustraire leurs bénéfices à l’impôt, reportaient à la charge des collectivités territoriales et des ménages les allégements consentis par cette défiscalisation masquée. C’est cette querelle que la votation de dimanche dernier devait vider. La défaite du gouvernement suisse et de son ministre des Finances qui ont été désavoués par une aussi large majorité de votants a très normalement été qualifiée de «débâcle» ou de «raclée» par la presse.

«Dégagisme»

Actualité oblige, elle a également été rapportée à un nouvel épisode de la série «Le peuple contre les élites» après ceux qui l’ont précédé : le Brexit en Grande Bretagne et l’élection de Trump aux USA. Ce résultat n’a rien d’une autre manifestation de l’épidémie de «dégagisme» qui affecterait aujourd’hui les citoyens à travers le monde. Il donne plutôt la mesure de la progression d’un sentiment : les privilèges que le pouvoir de l’argent s’est arrogé dans le monde de la globalisation sont devenus exorbitants. Et l’idée gagne que, puisque l’organisation actuelle du système capitaliste est fondamentalement injuste, c’est cette injustice qu’il est temps de corriger. C’est peut-être ce qui explique les efforts déployés pour détourner l’attention des électeurs en redécouvrant l’utilité de bouc émissaire.

En Grande-Bretagne, c’est l’Europe de la libre circulation qui a été accusée de détruire les emplois, de faire baisser les salaires et d’engorger écoles et hôpitaux, pas la politique ultralibérale conduite par le gouvernement Cameron, qui est pourtant le premier responsable de la désindustrialisation et de la dégradation des services publics. Et ce sont de semblables arguments qui, aux Etats-Unis, ont fait basculer un petit nombre d’électeurs dans quelques Etats clés et porté au pouvoir une administration aux mains des banques d’affaires, sans que ne soit jamais évoqué leur rôle ou celui des multinationales dans cette course effrénée aux profits qui a plongé les laissés pour compte de la mondialisation dans leur misérable sort. Il est vrai qu’il est si commode de s’en prendre aux clandestins mexicains ou aux terroristes musulmans… Les Suisses ont écarté ce mélange des genres : ils ont dit non à des pratiques d’évasion fiscale et de chantage à la délocalisation qui apparaissent de plus en plus insupportables. La gauche française devrait tirer leçon de cette votation (dont la portée est encore modeste) en considérant qu’il n’y a pas grand-chose à craindre à faire de la critique du capitalisme et de sa financiarisation le thème central de l’élection qui vient. Question : est-elle prête à le faire de façon aussi totalement décomplexée que l’a fait son homologue suisse ?