Il y a dans l'actualité, chaque jour désormais, une phrase marquante, un constat atroce qui mine l'esprit. Ces dernières semaines, tant de choses m'ont donné envie de hurler que je sais à peine par où commencer. Le plus obscène est sans doute le ton tranquille de l'avocat du policier qui a mutilé Théo. «Ce n'est pas un viol, expliquait-il à la caméra, et la meilleure preuve, c'est que son caleçon a été troué. Donc le policier ne l'a pas baissé, donc il n'avait pas d'intention manifeste, donc ce n'est pas un viol.» CQFD.
Le type ne comprend même pas que sa «preuve» rend les faits encore plus abominables, que le trou dans le caleçon montre à quel point Théo a été viol(ent)é, avec quelle rage sans limites. La politique se réduisant de plus en plus à un sinistre jeu sur les mots, où chaque nuance est décisive pour contourner la vérité et la loi, l'IGPN se coule elle aussi dans la langue manipulatrice et requalifie le viol en «violences volontaires», ou même en «accident». La pénétration devient un malencontreux hasard. Ah ! La requalification ! Quelle trouvaille ! Vous changez les mots, et tout change. C'est à ne pas croire, et d'ailleurs on n'y croit pas. Mais revenons plutôt à l'acte lui-même.
Je ne suis pas experte en maniement de matraque, loin de là, mais il me semble que par sa forme et sa destination, cette arme de défense, quand elle sert à attaquer, suppose un geste de haut en bas, poignet légèrement cassé, qui permet de frapper, de taper, d’assommer, tout ce que vous voulez (non, je sais, vous ne voulez rien), mais en aucun cas de pénétrer, d’enfoncer, de transpercer. Le geste n’est pas du tout le même, la position du bras, du coude non plus. L’intention ne doit-elle pas être lisible dans l’action elle-même et son résultat ? Pourtant, comme on ne peut pas réparer l’irréparable, on requalifie l’inqualifiable.
Ce débat de mots pour atténuer les (ex)actions se retrouve avec la même ignominie dans les paroles du responsable syndical policier qui, pris en flagrant délit de bavure verbale, présente ainsi ses «excuses» : «Le terme de "bamboula" est tout aussi condamnable de la part de mes collègues que lorsque nous sommes traités d'"enculés de flics"», dit-il. Dans ce désir de minimiser sa faute en en soulignant la réciprocité, en mettant en balance les paroles de citoyens et celle de policiers, il y a déjà quelque chose qui ne va pas. Car le mot (et le sens qui va avec) n'est pas «tout aussi condamnable», il l'est davantage. La symétrie n'a aucune pertinence ici.
D’abord une injure raciste n’équivaut pas à une injure banale. Ensuite, un policier n’est pas un individu lambda, il n’a pas seulement les mêmes devoirs que tout citoyen, fût-il grossier, il en a d’autres, dont celui d’être exemplaire. Un policier représente quelque chose au-delà de sa personne, c’est un symbole. Le langage est aussi lieu du symbole, il accepte d’en passer par cette distance qu’est la représentation.
Ainsi, lorsque le policier syndicaliste prend cet exemple d'injure - «enculés» - juste après le drame subi par Théo, son inconscient travaille à plein régime. De façon subliminale, ses excuses semblent signifier «nous les flics, on n'en peut plus d'être traités d'enculés (par des bamboulas), donc il faut comprendre qu'à un moment, on encule à notre tour (les bamboulas)». Difficile de ne pas entendre dans sa défense à la fois le fantasme homosexuel et la pulsion homophobe, celle-ci allant très bien avec le racisme. Le problème, c'est qu'il y a une sérieuse différence entre traiter quelqu'un d'enculé et lui enfoncer une arme dans le rectum. Les deux ne méritent pas la même sanction, même si ça n'a pas toujours l'air évident pour tout le monde.
Cette différence, celle qui sépare la métaphore de la réalité, le langage du passage à l’acte, pose aussi la frontière qui sépare mon corps du corps d’autrui et ma liberté de la sienne. Quand on commence à confondre le mot et la chose, à remplacer la parole par l’action, on abolit la conscience que l’homme devrait garder de ses manques, donc de ses limites. La pulsion, lisible dans les tweets trumpiens hallucinants de toute-puissance narcissique comme dans les violences policières répétées, poursuit un rêve d’immédiateté hors langage, un refus de toute retenue. Que le président de la première puissance mondiale s’exprime essentiellement par éructations de 140 signes rageurs ou que la police substitue le viol à la parole envoie un message terrifiant à l’humanité, dont le cri d’angoisse menace lui-même de disqualifier tout espoir.
Cette chronique est assurée en alternance par Christine Angot, Thomas Clerc, Camille Laurens et Sylvain Prudhomme.