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Libération
Chronique «Ré/jouissances»

Violences policières : œil pour œil

Suite à l’agression de Théo, flics comme citoyens pourraient finir par se doter de caméras témoins. Armes de guerre ou juges de paix?
publié le 20 février 2017 à 17h26

Ça y est, on y est : tout le monde filme tout le monde. Et tout un monde nouveau, oscillant et incertain, s’invente dans ces captures d’écran individuelles d’une réalité très personnalisée. Je pense à ça depuis l’agression policière subie par Théo. S’il n’y avait pas eu filmage téléphoné de la scène par un témoin, les versions se seraient affrontées. Cela aurait été parole contre parole. Et il est loin d’être certain que la version de Théo aurait été entendue fort et clair, comme ce fut le cas.

Devant la bêtise policière recommencée, certains élus comme Razzy Hammadi (PS) demandent que les patrouilleurs soient munis de caméras à déclenchement obligé au moindre contrôle de papiers. On se retrouverait ainsi avec des surveillants mis sous surveillance. Les surveillés, eux, tiendraient à l'œil électronique, les vigilants. Intéressant traficottage des regards à l'heure où les embrassades avec les flics qui avaient marqué l'après-Charlie semblent revenir à des oppositions plus classiques… Je suis bien d'accord que cette battle vidéo entre le Big Brother policier et les citoyens privés de récépissés n'est qu'un épiphénomène collatéral, une réflexion mineure. Mais il est intéressant de voir combien la démocratisation des technologies, leur accessibilité financière et leur facilité d'usage inversent les critères de pensée.

Pendant longtemps, les oeilletons hauts perchés, installés par les municipalités les plus sécuritaires, étaient vécus comme un outrage à la liberté d’aller et venir. On voyait ça comme une mauvaise manière faite à l’incognito recherché par des êtres autonomes, à l’émancipation urbanisée. Dans les villes de grande solitude, on appréciait de pouvoir aller où le désir nous menait, sans compte à rendre à la moindre autorité. Il était loin le temps du contrôle communautaire des commères de campagne et des douairières très rombières qui veillaient à la moralité du village derrière les persiennes de leur jalousie. Les métropoles permettaient aux incrédulités d’aller vers leur risque et aux transgressions de parader dans l’obscurité.

Cela se payait parfois d’un vertige métaphysique devant l’abîme du tout est possible et du tout est permis. Mais c’était la rançon de la gloire de n’en faire qu’à sa guise. Et il était de bonne politique de gauche de refuser le flicage vidéaste des gardiens de l’ordre sacré. Il était hors de question de voir l’ombre de son ombre archivée par les fonctionnaires panoptiques. On peut dire qu’à leur manière paradoxale, les dealers de Viry-Châtillon participent de cet archaïsme. S’ils ont brûlé des flics, c’était bien sûr pour garder leur territoire mais aussi pour dégommer une caméra cafteuse.

Si la rue 2017 se la joue invisible, entre Robin des bois en hoodie, racailles à capuches et benêts à bonnet enfoncé sur les sourcils, le vivace et bel aujourd’hui n’a qu’une envie : se montrer. La sculpture de soi passe par la mise en scène numérique. On se fait beau, et tant pis si ça meugle façon petit veau abreuvé de tutos. On se fait voir, et tant pis si ça laisse hagard, car qu’est-ce qu’on se marre !

Surtout, la technique n’est plus zone interdite. L’intimidation se chasse tel un moucheron, l’appropriation est une évidence et la maîtrise se dissémine. L’ORTF est morte et enterrée et TF1 ne sent pas très bien. Chacun possède désormais sa caméra-stylo, son agence de presse en 140 signes et sa chaîne YouTube. Regardez comment ont disparu Pierre Tchernia, Marcel Béliveau ou autres Jean-Yves Lafesse qui faisaient se bidonner les générations passées en masquant le piège bon enfant. La dissimulation de l’objectif n’est plus de mise. Désormais, les trous de serrure sont innombrables et chacun est un photo-reporter voyeur, vicieux et veule à lui tout seul. Ce qui fait du monde.

Ce sont d’abord les sportifs de l’extrême qui se sont greffés un troisième œil sur le front. Ils voulaient immortaliser leurs exploits. En guise de lampe frontale, pour éclairer leurs activités de héros surfeurs ou wingsuiteurs, ils se sont scotchés une Go Pro sur l’occiput.

Aujourd’hui, nous voilà bien partis pour que l’appareillage dénonciateur et déculpabilisateur à la fois se généralise. Le policier sera outillé pour faire valoir sa vision des choses quand l’habitant de cité et d’ailleurs aura de quoi le garder à l’œil. Et la moindre interpellation sera diffusée en direct sur Periscope. Ce qui fera des uns et des autres, des mutants à la pupille enregistreuse.

Ensuite, il faut se souvenir que les regards des acteurs peuvent être parcellaires et les points de vue contradictoires. Un observateur extérieur permet parfois d’ouvrir la focale à 360 degrés. Sauf qu’en son absence, il est intéressant que les belligérants soient à armes égales.