«Que penseraient les citoyens s'ils pensaient vraiment ?» C'est sur cette question, d'une simplicité désarmante, que travaille le professeur James Fishkin depuis plus de trente ans. Coup sur coup, le référendum sur le Brexit et l'élection présidentielle américaine sont venus lui rappeler que son obsession était plus que jamais d'actualité. Au cœur de l'université Stanford, son bureau, tapissé de feuilles et de livres, est tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Mais pour les étudiants croisés dans le couloir, c'est un véritable «laboratoire de la démocratie». Ce professeur en science politique est l'inventeur d'une méthode de sondage de l'opinion publique, devenue marque déposée : le deliberative polling, ou «sondage délibératif». La recette est très simple sur le principe : sélectionner au hasard un échantillon de citoyens de générations, sexes, milieux géographiques et sociaux divers, les informer et les faire débattre contre rémunération sur une question politique précise. En créant ce microcosme éphémère à partir de citoyens ordinaires, James Fishkin a pour ambition de restaurer l'idée la plus fondamentale de la démocratie : celle que chaque voix compte.
L'expérience a été menée plus de 70 fois dans 26 pays du monde depuis 1994. Mais elle n'a pas encore été testée en France, précise Fishkin, l'air songeur. La campagne présidentielle française a l'air de lui donner des idées : le débat sur la légitimité des primaires ou la décision en janvier du quotidien le Parisien de ne plus publier de sondages pour un temps sont des signes supplémentaires de ce que les méthodes actuelles de consultation démocratique ne sont plus vraiment adaptées. La France est loin d'être épargnée par les fléaux qui mettent à mal la démocratie. Comme ailleurs, les élections y deviennent vite le monopole des élites ou des militants ; et comme ailleurs, les jugements hâtifs, ces «opinions fantômes» formulées par imitation ou par paresse, s'amplifient à mesure qu'ils sont médiatisés par les sondages classiques.
«Curiosité» ou «récompense»
Le sondage délibératif rêve d'une démocratie toute pure, et conforme à sa définition première : un système égalitaire, représentatif et délibératif. «La clé, c'est d'obtenir un bon échantillon et de le mettre à un même niveau d'information», explique Fishkin à Libération. Afin de s'assurer que les participants viennent délibérer malgré les contraintes matérielles, le centre et ses institutions partenaires paient tous les frais de déplacement et promettent même une compensation financière. «Certains viennent par curiosité ou pour la récompense, d'autres parce qu'ils veulent passer à la télé, explique le chercheur. Peu importe, tant que nous réussissons à faire venir notre échantillon sans avoir recours à des remplaçants.» James Fishkin semble prêt à tous les efforts. Il raconte dans son livre The Voice of the People que lors d'un débat national avant l'élection présidentielle américaine de 1996, son équipe est allée jusqu'à envoyer quelqu'un pour traire les vaches d'une fermière de l'Alabama trop inquiète de s'absenter pour le week-end.
Le sondage délibératif s'attaque à tout type de question, de la plus anecdotique à la plus massive : «Nous n'avons pas besoin d'un échantillon plus grand pour représenter une entité plus grande», précise James Fishkin. Sa méthode a ainsi été utilisée pour repenser la gestion des surplus de neige à Sapporo au Japon, décider de l'avenir de stade de foot après l'Euro 2012 en Pologne ou encore trouver des parades aux inondations en Ouganda. Mais on a aussi délibéré à l'occasion des élections présidentielles américaines en 1996 et 2000, lors du référendum australien sur le statut de République en 1999, ou quand le Danemark envisageait de rejoindre la zone euro en 2000. En 2007 a même eu lieu le premier sondage délibératif européen, à la suite du rejet du traité constitutionnel : 362 citoyens des 27 pays membres ont occupé le Parlement européen à Bruxelles, casques aux oreilles et défilant au pupitre, pour discuter agrandissement de l'Union, politique étrangère ou système de retraite. L'expérience a coûté un million et demi d'euros, financés principalement par la Commission européenne et le groupe d'assurances Allianz. «Il nous a fallu un an et demi pour trouver les fonds, convaincre les institutions, élaborer les supports explicatifs et organiser la délibération», se souvient Stephen Boucher, lanceur de l'initiative au nom de l'institut de recherche Notre Europe. Selon les équipes de James Fishkin, 89 % des participants n'avaient jamais parlé de l'UE avec un Européen d'un autre pays auparavant.
«Même les gens qui s'intéressent vraiment à la politique conversent rarement avec des gens différents d'eux, s'agace James Fishkin. Et même les gens qui s'informent consultent rarement des médias avec qui ils sont en désaccord.» Lors des délibérations organisées par son Centre de démocratie délibérative, des modérateurs formés ont pour mission de veiller à ce que la discussion soit équilibrée. Les temps de parole sont soigneusement mesurés et tous les questionnaires remplis avant et après le débat restent confidentiels. «Nous voulons du désaccord, précise le chercheur. Il n'y a pas de pression pour arriver à un consensus, comme lorsqu'un jury doit rendre une décision.»
«Poids du peuple»
Pour James Fishkin, mettre les citoyens sous les spots et sur la scène suffit à se garantir de tout jugement hâtif ou désinvolte de leur part. Il aime raconter l'intrigue de Magic Town, une comédie réalisée par William Wellman en 1947. Dans le film, une petite ville du Midwest appelée Grandview se trouve être la version miniature de l'opinion publique américaine. Cet échantillon parfait devient prisé des médias qui viennent y prendre le pouls de la nation, jusqu'à ce que les opinions se fassent de plus en plus originales - au point que 79 % des habitants déclarent un jour être prêts à voter pour une femme à la présidentielle ! La ville devient alors la risée du pays. «Il y a une sorte de force de recommandation dans ces nouvelles opinions de Grandview, commente James Fishkin. Peut-être que le pays entier, et non juste le microcosme, penserait exactement la même chose s'il y réfléchissait davantage !» Il s'appuie sur les travaux de l'économiste Anthony Downs, qui affirmait en 1956 que les citoyens de grands Etats-nations ont toutes les raisons d'être «rationnellement ignorants» : «Si je ne suis qu'une voix parmi des millions, pourquoi prendre le temps de réfléchir ? demande James Fishkin. Mais si je suis une voix au sein d'un échantillon de 300 personnes, je vais y réfléchir à deux fois avant de me prononcer.»
La médiatisation des sondages délibératifs peut infléchir le cours d'une élection, et James Fishkin ne le nie pas : «Les institutions ont tout intérêt à prendre en compte les résultats du sondage, parce qu'ils portent en eux le poids du peuple.» L'exemple de la France, qui vient de traverser deux élections primaires majeures, est éloquent. Pour le chercheur, ces élections sont un huis-clos qui mobilise seulement les plus impliqués, donc un échantillon non représentatif des citoyens ordinaires. C'est cette impression qu'a voulu déjouer Georges Papandréou en 2006, lorsqu'il était à la tête du Pasok, le parti socialiste grec. Ce dernier a préféré utiliser le sondage délibératif pour que 160 citoyens de toutes convictions politiques choisissent leur candidat à la mairie de Marousi, ville des Jeux olympiques. Il disait vouloir renouer avec le système d'Athènes au Ve siècle av. J-C, lorsque les assemblées réunies sur la colline de la Pnyx étaient constituées de citoyens tirés au sort pour représenter leurs pairs.
Mais la méthode délibérative est loin de ne faire que des adeptes. «Science défectueuse», «démocratie douteuse» : dès 1996, peu après le premier sondage délibératif, le politologue Everett Carll Ladd déclare être plus que sceptique. Selon lui, les supports explicatifs fournis pour le débat ne peuvent être neutres et le panel des participants échoue forcément à inclure les personnes que la politique révulse ou n'intéresse pas. Il est persuadé que les citoyens, une fois mis sur la «scène», ne font plus part de leurs convictions profondes, biaisant ainsi les résultats. Et il est impossible selon lui d'empêcher que, parmi les participants, une voix plus forte ne s'impose dans la conversation et fasse taire le reste du groupe. Stephen Boucher, à l'origine du sondage délibératif paneuropéen, n'est pas très impressionné par ces arguments, qu'il connaît par ailleurs par cœur : «Cela consiste simplement à rejeter le mieux, faute d'atteindre la perfection», résume-t-il.
«Prix de la démocratie ?»
Adeptes et défenseurs du sondage délibératif s'accordent en tout cas sur un point : la méthode coûte extrêmement cher. James Fishkin en est bien conscient, puisque c'est souvent pour des raisons financières que ses propositions n'aboutissent pas. Mais Hélène Landemore, professeure de science politique à l'université Yale et spécialiste de la théorie démocratique, rappelle que des sondages délibératifs peu coûteux peuvent aussi être organisés en ligne. Et que les débats semblent de toute façon bon marché en comparaison des élections. «Hillary Clinton aurait dépensé 700 millions de dollars [660 millions d'euros] pour sa campagne, Donald Trump ? 300 millions, argumente-t-elle. Il faut voir le coût du sondage délibératif comme un investissement dans l'éducation du public, à contraster avec l'argent improductif dépensé pour payer des armées de propagandistes, de conseillers en images et autres conseillers du prince.» Large sourire, James Fishkin rétorque, ses mains en suspens : «Je vous retourne la question, quel est le prix de la démocratie ?»
«La démocratie délibérative est plus pertinente que jamais en 2016, estime Landemore. Surtout à l'heure où les élections produisent tant d'insatisfaction.» Elle regrette par exemple qu'un sondage délibératif ou une assemblée citoyenne n'aient pas été organisés en amont du référendum sur le Brexit : «Il est tout à fait concevable que les gens auraient quand même voté pour le Brexit, précise-t-elle. Mais on aurait davantage la certitude qu'il s'agit d'un choix raisonné, plutôt que d'une décision sous-informée, manipulée ou impulsive.» Fishkin aurait aimé organiser un sondage délibératif au tout début de la campagne américaine, avant les sondages faits à la va-vite, et avant que les opinions ne s'affolent, pour «fournir un moyen terme entre la voix des élites d'un côté et celle des masses en colère de l'autre».
James Fishkin pourrait parler de sa méthode pendant des heures, mais il lui faut surveiller l'heure jusqu'à sa prochaine visioconférence. Il doit appeler la Belgique, peaufiner des données fraîchement rapportées de Croatie et piloter son prochain projet au Malawi. Avec le politologue Bruce Ackerman, il a aussi mis au point un concept ambitieux, sorte de point culminant pour sa méthode. Ils rêvent de mettre en place, dans toute démocratie, un jour férié de délibération rémunéré par l'Etat, dont la neutralité serait garantie par une commission et des experts indépendants. «Ce serait le Deliberation Day, s'enthousiasme James Fishkin. Un autre D-Day !»