Pourquoi
le général von Trotha a-t-il proclamé son «Vernichtungsbefehl», c’est-à-dire son “ordre de
destruction”, le 2 octobre 1904 ?
Le
général von Trotha a proclamé son désormais célèbre "Vernichtungsbefehl"
au lendemain de la bataille décisive qui a été livrée au plateau de
Waterberg, aux portes du désert de Kalahari (Omaheke), le 11 août 1904.
Presque deux mois après les combats, l'ordre annonçait explicitement que tout
Herero (homme, femme ou enfant) trouvé en territoire allemand serait tué.
Aucun prisonnier ne serait fait. C'est en réalité la politique que suivait
déjà, sans le dire, von Trotha depuis l'attaque de Watterberg. Au cours de la
bataille, les Herero qui sont parvenus à s'échapper de l'encerclement
allemand ont fui en direction de l'Omaheke. Von Trotha ordonna leur
poursuite, ratissant systématiquement le terrain et neutralisant les points
d'eau. Poussés vers le désert, ces Herero finissent par mourir de
déshydratation et de faim. Cette traque n'a pas été sans conséquence, non
plus, sur les Allemands. Les soldats allemands ont été frappés de maladie, de
fatigue et de la pénurie d'eau. La proclamation de "l'ordre de destruction"
n'a pas seulement formalisé la politique d'extermination de von Trotha, mais
a également diminué les logiques de la traque. Des copies de l'ordre écrit
étaient brandis à la capture d'Herero, qui étaient forcés d'assister à
l'exécution de certains de leurs camarades prisonniers avant d'être renvoyés
dans le désert, afin de témoigner
de ce qu'ils ont vu et de décourager les Herero de revenir.
Illustration du conflit par le supplément du Petit Journal paru le 21 février 1904.
Il est important de préciser que l’ordre
correspond aux idées racistes de von Trotha à l’égard des “indigènes”. Il
s’était taillé une réputation de brute alors qu’il était commandant en chef
en Afrique de l’Est allemande et qu’il avait été en charge de l’attage des
villages chinois au lendemain de la guerre des Boxers en 1901. Il était
convaincu que seule la force primait face aux Africains et était arrivé en
Afrique du Sud-Ouest allemande convaincu que les Herero devaient être punis
pour leur “soulèvement”. Je crois que le déroulement des événements, y
compris la proclamation de l’ordre de destruction, s’est également nourri de
la frustration et de la peur des troupes allemandes. L’ordre de destruction
de von Trotha fait mention de la découverte de corps mutilé de soldats
allemands sur le champ de bataille. De telle découvertes nourrissent les
rumeurs autour de la cruauté des Herero. La politique d’extermination a été conçue
et justifiée comme une revanche légitime.
Quelles ont été les particularités du génocide, entre 1904 et
1908 ?
Le génocide s’est déroulé
en deux phases distinctes, et a essentiellement touché les Herero et les
Nama, même si d’autres groupes namibiens sont tombés victimes des Allemands.
Au total, on estime que 80 % des Herero et la moitié des Nama, soit 75000
hommes, femmes et enfants, ont perdu la vie.
Samuel Maherero et ses conseillers, photographiés peu après le début du soulèvement (© Collection J.B. Gewald/ Courtesy of National Archive of Namibia).
L’engrenage des événements qui a conduit
au génocide commence en janvier 1904, quand les colons allemands et les
soldats ont répondu par la force à une “insurrection” locale des Herero à
Okahandjia. Une guérilla s’ensuivit et la majorité des Herero s’est réunie
sous la bannière de Samuel Maharero, et s’est réfugiée sur le plateau de
Waterberg. La première étape du génocide commença avec l’arrivée de von
Trotha, qui ne laissa aucune place pour la négociation : il encercla le
plateau de Waterberg et lança l’attaque. Après la proclamation de l’ordre de
destruction, les soldats allemands ont commencé à tuer des civils, dont des
Herero qui n’avaient pas pris part à la guerre, ainsi que d’autres Africains.
Quand l’ordre a été annulé à la fin de décembre 1904 à la suite des pressions
des missionnaires, la seconde étape du génocide, certainement la plus
mortelle, commença : les Herero survivants ont été cernés et envoyés
travailler dans des camps de concentration. Les prisonniers, déjà largement
épuisés par leur fuite dans le désert, ont été utilisés comme travailleurs
forcés, tout particulièrement pour la construction du nouveau chemin de fer.
Mal alimentés, mal hébergés, mal vêtus, des milliers sont morts d’épuisement,
de malnutrition et de maladie.
A la suite de la bataille de Waterberg, le
capitaine Nama Hendrik Witboi a déclaré la guerre aux Allemands. Les Witboois
et leurs alliés Nama ont commencé par mener des raids contre les fermes et
les convois d’Européens, tuant les hommes et pillant leurs biens. S’ensuivit
une âpre guérilla qui s’acheva en 1907. Les Nama ont utilisé leur
connaissance du terrain pour traquer et tendre des embuscades aux forces allemandes,
qui continuaient à commettre des atrocités. Le 23 avril 1905, von Trotha
menace dans une proclamation les Nama du même sort que les Herero, mais
quitta peu après la colonie, sans être parvenus à les réduire. Les autorités
allemandes considéraient les Nama aussi bien comme des pauvres paysans que
comme de dangereux guerilleros. Nombre de Nama qui ont été capturés ont ainsi
été envoyés dans le camp de concentration les plus mortellement célèbres :
Shark Island, sur la côte de Lüderitz. Là, les Nama, hommes et femmes, mais
aussi adolescents, étaient systématiquement soumis à un épuisant travail qui
se soldait par leur mort, qui consistait en la construction du quai du port
de Lüderitz dans des conditions épouvantables.
Ce qui est frappant au sujet de cette
politique de concentrationnaire mortelle, c’est le degré de
bureaucratisation. Sous Friedrich von Lindequist, gouverneur entre novembre
1905 et août 1907, les autorités de district étaient requises d’envoyer des
rapports mensuels, en établissant le compte des prisonniers “exploitables” ou
“inexploitables” (c’est-à-dire malades ou mourants) pour le travail. Les
rapports reflètent la diminution numérique. Les autorités étaient conscientes
des taux de mortalité dans la construction des camps et du très haut degré de
mortalité à Shark Island – mais continuaient cependant à y envoyer des
prisonniers. C’était une politique génocidaire. Bien que la guerre s’arrête
officiellement le 31 mars 1907, les camps n’ont été complètement fermés qu’au
27 janvier 1908 et les Nama, toujours considérés comme une menace pour l’Etat
colonial allemand, n’ont pas été tous libérés.
Quels
sont les héritages et les mémoires du génocide Herero et Nama depuis 1908, en
Afrique, d’une part, et, d’autre part, en Europe (notamment en Allemagne) ?
Jusqu’à très récemment, le génocide
namibien était considéré comme un génocide “oubli”. Durant des décennies, sa
mémoire publique en Namibie a été définie par les monuments militaires
allemands qui ont été érigé dans les dernières années, prospères, de la
colonie, entre 1908 et 1915. Après que les forces britanniques d’Afrique du
Sud se sont emparées de la colonie durant la Première guerre mondiale, les
atrocités commises contre les Herero et les Nama ont été rendues publiques
par un rapport gouvernemental connu sous le nom de “Libre bleu” («Blue book»). Cependant,
en 1926, le rapport a été dénoncé comme une propagande de guerre et la
destruction des copies existantes a été ordonnée. Sous le régime de l’Afrique
du Sud de l’Apartheid, les crimes des colonisateurs allemands ont été largement
oubliés au bénéfice de la communauté de colons blancs. Après que la Namibie a
obtenu son indépendance le 21 mars 1990, le gouvernement SWAPO a commencé à
intégrer l’héritage du génocide dans le roman national de la lutte pour
l’indépendance. Hendrik Witbooi, par exemple, est devenu un héros national.
Récemment, le génocide est devenu plus présent dans la mémoire publique
namibienne. De nouveaux monuments commémoratifs du génocide ont été érigés,
même si les monuments allemands restent toujours en place.
Circulaire britannique du 29 juillet 1926
sur le bannissement du Blue Book
et ordonnant la destruction des copies existantes
(Archives nationales de Namibie).
En Allemagne, la mémoire du génocide à longtemps été étouffée par les autres
traumas nationaux, tout particulièrement par les crimes des Nazis. Le
génocide était relégué à une “simple” guerre coloniale, une note de bas de page de l’histoire de
la nation allemande. Ce n’est qu’à partir des années 1960 que les premiers
travaux critiques sur la politique coloniale allemande et le génocide sont
apparus en Allemagne. Depuis l’indépendance namibienne, les Nama et les
Herero ont demandé à corps et à cris que l’Allemagne présente des excuses et
des réparations, pour les atrocités commises et les injustices subies dont
les conséquences se font encore sentir : la grande majorité des terres
arables et cultivables est toujours entre les mains des fermiers blancs. En
2001, une importante délégation conduite par le grand chef Kuaima Riruako a
déposé une plainte officielle contre le gouvernement allemand aux Etats-Unis.
Bien que la plainte a été rejetée, la demande de réparation a été honorée
postérieurement par des excuses – partielles – des autorités allemandes en
2004, et le rapatriement des restes humains des Nama et des Herero victimes
du génocide en 2011. Finalement, en juillet 2016, le gouvernement allemand a
annoncé qu’il prévoyait de présenter des excuses officielles – une étape
importante qui vient au terme d’un long processus d’exhumation du passé
douloureux des Nama et des Herero, entre la Namibie et l’Allemagne. Les
négociations ont également ouvert la voie pour de nouvelles réclamations
légales des descendants des victimes. Cependant, de nouvelles publications et
expositions montrent que l’histoire coloniale allemande est en cours de
ré-évaluation – qui participe de manière plus large d’un mouvement européen.
Je crois que l’actuelle attention portée au génocide namibien forcera les
autres nations européennes à reconnaître leurs crimes coloniaux également.
Why did general von Trotha proclaimed
his «Vernichtungsbefehl» (meaning his «order of
destruction»), the 2nd october 1904 ?
General Lothar von Trotha issued his now
infamous “Vernichtungsbefehl” in the aftermath of the decisive battle against
the Herero, which took place at the Waterberg plateau on the edge of the
Kalahari desert (Omaheke) on the 11th of August 1904. Almost two
months after the fighting, the order stated explicitly that all Herero on
German territory – men, women, and children – were to be shot. Prisoners were
not to be taken. This had actually been Von Trotha’s unspoken policy since
the German attack on the Waterberg. In the course of the battle the Herero
who managed to escape through the German encirclement fled in the direction
of the Omaheke. Von Trotha ordered their pursuit, systematically cordoning of
land and cutting off waterholes. Pushed further and further into the desert,
countless Herero died from dehydration and starvation. The chase took its toll
on the Germans too. The German soldiers suffered from disease, exhaustion,
and lack of water. The issuing of the ’destruction order’ not only formalized
Von Trotha’s annihilation policy, but also lessened the need to give chase.
Copies of the written order were handed out to captured Herero, who were made
to watch the execution of some of their fellow prisoners and were then sent
back to the desert, in order to spread the word among the Herero and
discourage them to return.
It is important to note that the order was
in line with Von Trothas racist thinking about ’natives'. He had earned a
reputation for ruthlessness as a commander in German East Africa and had been
in charge of a unit attacking Chinese villages in the aftermath of the Boxer
Rebellion in 1901. He was convinced that Africans had to be treated with
force and arrived in German South-West Africa convinced that the Herero had
to be punished for their ’uprising'. I believe that the course of action,
including the issuing of the destruction order, was also fuelled by the
frustration and fear on part of the German troops. Von Trothas destruction
order mentions the findings of mutilated bodies of German soldiers on the
battlefield. Such findings fuelled rumours of Herero cruelty. The annihilation
policy was framed and justified as a well-deserved revenge.
What have been the specifities of this
genocide, between 1904 and 1908 ?
The genocide took place in two distinct
phases, and affected mainly the Herero and Nama, although other Namibian
groups also fell victim to the Germans. In total an estimated 80% of the Herero and half of the Nama, some 75,000 men, women
and children, lost their lives.
The chain of events leading to the
genocide was set in motion in January 1904, when German settlers and soldiers
responded to a local Herero ’uprising’ in Okahandja with brutal force. A
guerrilla war ensued and the majority of the Herero united under the
leadership of Samuel Maharero and retreated to the Waterberg plateau. The
first phase of the genocide began with the arrival of Von Trotha, who left no
room for negotiation: he surrounded the Waterberg and attacked. Von Trothas
policy to chase survivors into the desert and make no prisoners was
genocidal. After the destruction order was issued, German soldiers began killing
civilians, including Herero who had not taken part in war and other Africans.
When the order was lifted late December 1904 following missionary lobbying,
the second, even more deadly phase of genocide began, as surviving Herero
were rounded up and put to work in concentration camps. Prisoners, already
weakened by their ordeal in the desert, were used as forced labourers,
especially for the construction of new railways. Without adequate food, shelter, and clothing,
thousands died from abuse, malnourishment, and disease.
Following the battle of Waterberg, Nama
captain Hendrik Witbooi declared war on the Germans. The Witboois and allied
Nama began hostilities by raiding European farms and convoys, killing the men
and taking anything of value. What followed was a strenuous guerrilla war
which lasted until 1907. The Nama used their knowledge of the terrain to
outrun and ambush the German forces, who continued committing atrocities. On
23 April 1905 Von Trotha issued a declaration threatening the Nama with the
same fate as the Herero, but he left the colony not long afterwards, unable
to subjugate them. The German authorities considered the Nama both poor
labourers and dangerous guerrilla fighters. Many of the Nama who were
captured were therefore sent to the most notorious and deadly of all
concentration camps: Shark Island, of the coast of Lüderitz. Here, Nama men,
women, and older children were systematically worked to death on the
construction of a quay in Lüderitz harbour in appalling conditions.
What is striking about the deadly
concentration camp policy is the degree of bureaucratization. Under Friedrich
von Lindequist, governor between November 1905 and August 1907, district
authorities were required to send monthly reports neatly keeping track of the
numbers of prisoners ’suitable’ and ’unsuitable’ (i.e. sick or dying) for
labour. The reports reflect their dwindling numbers. Authorities were aware
of the death rates in the construction camps, and the exceedingly high death
rates on Shark Island, yet continued to send prisoners there. This was a
genocidal policy. Although the war officially ended on 31 March 1907, the
camps were not closed until 27 January 1908 and the Nama, still considered a
threat to the German colonial state, were not freed at all.
What have the legacies and memories of
the Herero and Nama genocide since 1908, in Africa on the one hand, and in
Europe (mostly in Germany) in the other hand ?
Until relatively recently, the Namibian
genocide was considered a ’forgotten’ genocide. For decades, its public
memory in Namibia was determined by German war memorials that were erected in
the prosperous final years of the colony between 1908 and 1915. After British
South African forces took over the colony during WWI, they immediately made
the atrocities against the Herero and Nama public in a governmental report
known as the ’Blue Book'. However, in 1926, the report was dismissed as war
propoganda and existing copies were ordered to be destroyed. Under the South
African (apartheid) regime, the crimes of the German colonizers were wilfully
forgotten in the interest of the white settler community. After Namibia
gained its independence on 21 March 1990, the SWAPO government began
integrating the legacy of the genocide in the national narrative of the
struggle for independence. Hendrik Witbooi for example, became a national
hero. In recent years, the genocide has become more prominent in Namibian
public memory. New monuments commemorating the genocide were erected,
although many German monuments remain in place.
In
Germany, the memory of the genocide has long been overshadowed by other
national traumas, most notably the crimes of the Nazis. The genocide was
dismissed as a ’mere’ colonial war, a footnote in German national history. It
was not until the 1960s that the first critical works about German colonial
politics and the genocide appeared in (GDR) Germany. Since Namibian
independence, Nama and Herero have called for apologies and reparations from
Germany, for past atrocities and continued injustices: the vast majority of
commercial farm land is still in possession of white farmers. In 2001, a
large section of the Herero led by paramount chief Kuaima Riruako filed a
legal claim against the German government in the US. Although the claim was
dismissed, the demand for recompense was further fuelled by a partial apology
of the German authorities in 2004 and the repatriation of human remains of Nama
and Herero victims of the genocide in 2011. Finally, in July 2016 the German
government announced that an official apology is forthcoming – a milestone in
a long process of coming to terms with the painful past for the Nama and
Herero, Namibia and Germany. The negotiations have also prompted new legal
claims from descendants of victims. Meanwhile, new publications and
exhibition indicate that German colonial history is being re-assessed, which
fits in with a broader European trend. I believe that the current attention
for the Namibian genocide will force other European nations to address their
colonial crimes as well.