REUTERS/Stephane Mahe
L’agriculture fait partie de l’ADN de
l’Europe : la politique agricole commune (PAC) a été la contrepartie
négociée, en 1957, par une France encore très agricole à l’ouverture des
frontières douanières entre les six pays signataires du traité de Rome qui s’apprête
à fêter ses soixante ans. Sur le papier, c’est un succès : grâce à la
modernisation qu’elle a organisée, elle a non seulement permis à l’Europe d’atteindre
l’autosuffisance alimentaire, mais de devenir la première exportatrice agricole
au monde, juste devant les États-Unis (129 milliards d’euros en 2015 et un
excédent de 16 milliards). Pourtant, la PAC est de plus en plus décriée : la
très grande majorité des paysans n’en profitant pas, ils sont devenus anti-européens,
les citoyens se demandent de plus en plus pourquoi elle absorbe 38 % du budget
communautaire alors que les agriculteurs ne représentent qu’une infime partie
de la population active (3,6 % en France), certains, comme le Front national,
l’accusent d’être « ultralibérale », un comble pour une politique
publique dirigiste et bureaucratique. Bref, la PAC de 2017 souffre des mêmes
maux que l’Union : incomprise, accusée de tous les vices, rejetée. « Le système ne fonctionne plus »,
reconnaît Michel Dantin, député européen LR (PPE). « La PAC a fait l’Europe, elle peut la défaire », met en
garde son collègue socialiste, Eric Andrieu. L’Irlandais Phil Hogan, le
commissaire à l’agriculture, en a conscience : il a lancé, le 2 février,
une consultation publique (1) afin de proposer d’ici à la fin de l’année une
nouvelle réforme. Décryptage.
· Pourquoi les réformes de la PAC se succèdent-elles ?
La PAC est, en réalité, en chantier permanent
depuis son « achèvement » en 1968. Car, très rapidement, elle a
atteint son but grâce aux prix garantis, c’est-à-dire détachés du marché local
et mondial, et à la protection totale des frontières européennes,
l’autosuffisance alimentaire. Mais, dès le départ, le vert était dans le
fruit : la PAC première manière a entrainé un productivisme sans limites,
une baisse de qualité des produits agricoles, une concentration des
exploitations et une explosion des dépenses agricoles. À la fin des années 80, des
montagnes de beurre et de viande et des lacs de lait étaient stockés dans les
frigos communautaires avant d’être exportés à bas prix cassé vers les pays
tiers au détriment de leur agriculture. 1971, 1984, 1988, les réformes s’enchainent,
en vain, jusqu’à 1992, lorsque Jacques Delors, soucieux aussi de mettre en
conformité la PAC avec ce qui allait devenir l’Organisation mondiale du
commerce, parvient à convaincre les États de rompre avec le système des prix
garantis pour les remplacer par des aides fixes aux revenus. Mais la rupture
avec le passé se fait lentement, la France ayant bataillé pour que ses
céréaliers ne soient pas pénalisés : les prix baissent en douceur et les
aides tiennent compte des rendements historiques, ce qui favorise les gros aux dépens
des petits. En 1999, nouvelle réforme, destinée à financer le développement
rural (deuxième pilier) et surtout à préparer l’élargissement à l’Est. En 2003
puis en 2008, rebelote : cette fois, les aides au revenu peuvent être
découplés des références historiques et remplacés par un paiement à l’hectare,
ce qui la aussi, favorise les grandes exploitations. La France, comme la
plupart des pays du sud, reste fidèle aux références historiques, tout comme
elle refuse les possibilités de plafonner partiellement les aides supérieures à
150 000 euros par an et par exploitation… La dernière grande réforme
remonte à 2013 (mise en place en 2015) qui a notamment introduit un
« verdissement » de la PAC afin d’inciter les paysans à développer
une agriculture durable et à entrer dans une logique d’aménagement du
territoire : ainsi, 30 % des aides directes sont réservées aux terres
respectant une série de critères environnementaux. Depuis 1992, donc, la ligne
est la même : rompre avec le productivisme à tout prix, développer une
agriculture de qualité (développement des AOC et des IGP) respectueuse de
l’environnement et assurer un revenu minimum aux agriculteurs pour les protéger
des fluctuations des prix du marché auxquelles ils sont désormais exposés de
plein fouet.
· Les réformes de la PAC ont-elles été des succès ?
Le problème de cet empilement de réformes
extrêmement rapides a abouti à une complexité bureaucratique sans précédent,
les exigences nationales s’ajoutant à celles de l’Union pour pouvoir bénéficier
de la moindre aide. « On a construit
des usines à gaz », dénonce Michel Dantin. « La PAC est devenue beaucoup trop complexe, trop lourde surtout
pour les petits paysans qui n’ont pas les moyens et pas envie de faire face à
cette bureaucratie », reconnaît Phil Hogan qui cite les « 300 mesures législatives
diverses » réglementant la PAC qui forment un maquis impénétrable et
surtout oblige les agriculteurs à multiplier les investissements coûteux pour
satisfaire à toutes les demandes. La détresse paysanne face à ce « doux
monstre » est réelle comme le montre le taux de suicide en France. Mais,
surtout, en dépit de toutes ses réformes, « 80
% des aides directes sont toujours versées à 20 % des agriculteurs », se
désole Hogan, les États ayant refusé tout plafonnement des aides et toute
dégressivité en fonction de la taille de l’exploitation. Certes, ces 20 %
produisent 80 % des produits agricoles, mais est-il normal que « des fermes de 1000 vaches reçoivent
près de 20 fois plus d’aides publiques que des exploitations familiales de
taille moyenne (50 vaches) mises en péril par les bas prix du lait »,
s’interroge la Fondation Robert Schuman (2) ? Sans compter que les aides à
l’hectare poussent à l’agrandissement des exploitations, comme le souligne Eric
Andrieu : « plus on a d’hectares,
plus on reçoit d’aide, et ce au détriment de la production et de l’emploi.
C’est une logique de rente ». Pour donner un exemple, une exploitation
de 300 hectares de céréales recevra chaque année entre 100 et 120 000 euros
de subventions européennes. Surtout, le système d’aide directe, qui est fixe,
n’a absolument pas servi de filet de sécurité comme l’a montré l’effondrement
des prix du marché en 2015-2016 : « un
tiers des agriculteurs touche moins de 375 €. Dans l’Ain, la moitié n’a eu
aucun revenu en 2016 », s’indigne Michel Dantin. Enfin, la PAC, à
force de favoriser la concentration dans un but productiviste, a abouti à un
effondrement de la population rurale : en France, en 50 ans, le nombre
d’agriculteurs est passé de 4 millions à 900 000, la surface agricole a diminué
de 20 % et l’agriculture ne représente plus que 1,5 % du PIB contre
3,6 % en 1980. À terme, c’est une catastrophe qui s’annonce : « il y a un problème de renouvellement
des générations : dans l’Union, il y a moins de 6 % des agriculteurs qui
ont moins de 35 ans -9 % en France. À long terme, cela pose un problème de
sécurité alimentaire », s’alarme-t-on à la Commission. Seule bonne
nouvelle : l’agriculture bio se développe rapidement (20 % par an en
surface).
· Comment améliorer la PAC ?
D’abord la simplifier et ne plus laisser les
paysans seuls face à des fonctionnaires nationaux qui multiplient les obstacles
à plaisir : « en Pologne, le
texte sur les aides à l’agriculture de montagne fait 4 lignes. En France, 3
pages », dénonce Michel Dantin. Il faut aussi maintenir des services
dans les zones rurales : « qui
a envie de vivre seul avec son plus proche voisin à 4 km et l’épicerie la plus
proche à 10 km ? », demande un eurocrate qui pointe l’incurie des
États à assurer l’aménagement de leur
territoire. Mais surtout, il faut revoir le système des aides directes.
Revenir aux prix garantis et à ses dérives budgétaires et environnementales
passées, tout le monde l’exclut, surtout à l’heure de la mondialisation des
échanges : « budgétairement,
pour maintenir les prix, cela serait monstrueux ». Hogan veut donc
développer des instruments de « gestion de crise » afin que les
paysans puissent faire face à la volatilité des prix, par exemple en
développant un système d’assurance. Mais, comme le soulignent Michel Dantin et
Eric Andrieu, il faudrait aller plus loin et mettre aussi en place un système à
l’américaine, celui des « deficiency payments ». En clair, lorsque
les prix mondiaux sont bons, les aides directes sont, en tout ou en partie,
mises de côté et ne sont versées que lorsque les cours s’effondrent et en
fonction des situations individuelles. Ainsi, les aides aux revenus joueraient
un rôle contra-cyclique au lieu de permettre aux grands céréaliers de s’offrir
une troisième Mercedes… « Il
faudrait que ces fonds soient gérés par secteur, au plus près du terrain pour
tenir compte de la diversité des territoires et des types d’agriculture »,
souligne Michel Dantin. Enfin, la Commission est fermement décidée à s’attaquer
à la chaine alimentaire, en clair, aux intermédiaires comme l’industrie
agro-alimentaire et surtout la grande distribution. « C’est un problème de concurrence plus que de PAC »,
précise-t-on à la Commission, mais « nous
sommes déterminés à nous assurer, y compris par la loi, que le secteur
primaire, c’est-à-dire les agriculteurs, ne soit plus mis en coupe réglée par
la distribution ». La baisse des prix alimentaires (38 % du revenu des
Français consacré à l’alimentation en 1960, 14 % aujourd’hui) a atteint un
minima : il y a un prix à payer si l’on veut qu’il y ait encore à l’avenir
une agriculture et une agriculture de qualité.
(2) « Question d'Europe » du 20 février 2017 par Bernard Bourget.
N.B.: version longue de mon article paru dans Libération du 25 février pour l’ouverture du salon de l’agriculture.