Le revenu universel divise les socialistes, dont beaucoup rejettent le «radicalisme» de Benoît Hamon. Il divise aussi les libéraux, moins structurés politiquement mais toujours enclins au débat d’idées. Le chef de file des monétaristes hexagonaux, Pascal Salin, a rappelé récemment les arguments classiques conduisant à rejeter le revenu universel : au nom de quoi dépouiller les citoyens des fruits de leur travail, source unique de la production de valeur, pour saupoudrer la population d’une aumône égalitaire, qui encouragera l’oisiveté ? Ce discours est en phase avec les convictions profondes d’une grande partie de la droite libérale aujourd’hui.
On peut contester cette position au nom même du libéralisme classique. Adam Smith accordait un rôle primordial à la charité privée pour soulager les plus démunis. Friedrich Hayek fit un pas de plus en estimant nécessaire «un système d'aides publiques procurant un minimum vital à tous ceux qui en ont besoin». Et Milton Friedman poussa encore plus loin cette intention en conceptualisant, au chapitre 12 de Capitalisme et Liberté, le mécanisme de l'impôt négatif, qui permet de compléter automatiquement les revenus en deçà d'un certain seuil. Le revenu universel n'est qu'un approfondissement de la proposition friedmanienne tel que formalisé par Anthony Atkinson, combinant un crédit d'impôt universel et une flat tax sur les revenus elle aussi universelle. L'objectif est clair : éradiquer la grande pauvreté de la manière la moins paternaliste possible. Puisque toute conditionnalité implique des mécanismes de contrôle et de vérification bureaucratique, autant distribuer un revenu universel à tous, en le fondant sur un système fiscal qui assure que le travail paie toujours. Dans son célèbre cours sur l'histoire du libéralisme, Michel Foucault reconnaît les vertus de cette forme d'assistance exercée «sur un mode en effet très libéral, beaucoup moins bureaucratique, beaucoup moins disciplinariste» que le système social actuel, antichambre du contrôle d'Etat.
Mais cette conception du revenu universel reste réactive. Puisqu’il faut bien lutter contre l’externalité négative qu’est la pauvreté au nom d’un certain ordre social, écrit en substance Friedman, autant le faire de la manière la plus responsabilisante possible, en dotant l’individu d’une base financière qui lui permettra d’arbitrer par lui-même ses besoins et ses envies. L’évolution contemporaine de la pensée libérale, qui connaît aujourd’hui des développements spectaculaires dans le monde, permet de penser le revenu universel de manière plus positive.
En effet, de nombreux penseurs libertariens proposent de retrouver une réflexion sur la liberté réelle. On passe ainsi d'une conception purement négative de la liberté (pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui) à une réflexion sur l'autonomie individuelle (pouvoir choisir sa propre vie). Pour être libre de ses choix, encore faut-il disposer d'un socle minimum d'éducation, de capital et d'opportunités. L'idée même de propriété de soi (self-ownership), au fondement de la doctrine libertarienne, implique de pouvoir donner un contenu à cette propriété. Autrement dit, un individualisme radical nécessite de penser les outils de la liberté.
Dans cette dialectique originale, le rôle de la société sera de permettre aux individus de s'en affranchir. Voilà pourquoi un «réal-libertarien» comme le philosophe belge Philippe Van Parijs ou un «libertarien avec du cœur» comme Matt Zwolinski (bleeding heart libertarian, un nouveau et prometteur mouvement intellectuel américain) ont fait du revenu universel la pierre de touche de leur philosophie. Loin d'être un pis-aller dans une économie qui n'a pas encore atteint son plein épanouissement, il devient une nécessité dans une société mature. En assurant que plus personne ne soit soumis à la contrainte économique, on permet que tout choix (familial, professionnel ou moral) soit considéré comme volontaire. Le revenu universel permet de fonder le libre arbitre dans un monde ouvert.
La révolution technologique force le libéralisme, comme les autres philosophies politiques, à se renouveler et à se moderniser. Les innovations numériques placent l’individu au cœur de l’histoire sans pour autant lui donner les moyens de son destin. Il faut donc imaginer les politiques publiques qui répondent à cet enjeu. Il n’est pas surprenant que de nombreux entrepreneurs de la Silicon Valley soutiennent aujourd’hui le revenu universel. La nouvelle génération libérale, moins sensible aux clivages partisans, doit s’engager dans ce combat.