Il faut imaginer Sisyphe heureux, disait Albert Camus dans l'Homme révolté. Faut-il imaginer Marat désespéré quand il fait profession de dire la vérité sur la liste des candidats possibles présentée par le journal du Girondin Louvet, la Sentinelle ? «Barère de Vieuzac, homme nul sans vertu et sans caractère, Garat le jeune, intrigant dangereux et royaliste masqué, l'abbé Sieyès, auteur du décret contre la liberté de la presse, Carra, fanatique ou endormeur selon le vent, Bonneville, flagorneur soudoyé de Bailly et Motier, etc.»
La pratique électorale consiste alors pour les électeurs à voter sans que soient présentés des candidats. Cela veut dire que ce sont les électeurs qui choisissent ceux qu’ils veulent voir devenir candidat et non les candidats qui se présentent de leur propre chef. Dans l’imaginaire politique du moment, chacun doit choisir en son âme et conscience un homme qui convient au poste, et qui aura refusé de se mettre en avant. Ce candidat, idéalement, n’a pas besoin de publicité, solliciter des suffrages lui attirerait du discrédit. En 1792, certains souhaitent malgré tout faire expérience de ce qui s’est passé depuis 1789, et les journaux donnent des conseils précis aux votants en faisant des comptes rendus critiques des candidats à la Convention nationale.
Aujourd’hui, trois candidats issus d’un parti, dit «socialiste», ou de l’exercice de son pouvoir gouvernemental se présentent à l’élection présidentielle. Le plus néolibéral se présente comme l’incarnation d’une révolution de notre temps. Elle est néolibérale, la loi Macron nous l’a fait expérimenter. Le plus keynésien aime rêver de la Révolution française mais sur un mode holographique où la poésie de Victor Hugo rappelle la Révolution mais aussi l’empereur Napoléon, crédité de républicanisme en période d’étiage démocratique. Le troisième, homme d’appareil, a trouvé dans deux gadgets, l’un libertarien, l’autre populiste (revenu universel et 49.3 citoyen), de quoi faire campagne neuve sans pour autant pouvoir faire faire peau neuve au parti qui le porte et qu’il incarne de fait.
Ce parti aura tant trahi et triché qu’aucune de ses composantes n’est plus recommandable. Il aura dégoûté plusieurs générations de personnes prêtes à répondre d’une situation historique qui les inquiétait, que ce soit face au FN, ou face à la droite décomplexée. Ils sont venus au PS, et puis voilà, ils sont repartis et ont gonflé les rangs des déçus, des cyniques, des abstentionnistes mais aussi de ceux qui expérimentent autre chose ailleurs, hors des partis mais pas pour autant hors du politique.
Dans ces lieux s’expérimente à nouveau l’élection sans candidat. Ceux qui sont choisis peuvent, certes, décliner l’offre. Mais l’important consiste à débattre des personnes que l’on trouve compétentes, probes et valorisantes. Or, parce qu’ils rêvent de ce pouvoir présidentiel, ces trois candidats-là nous livrent de fait à un pouvoir droitier extrême, mâtiné de religion et de néolibéralisme d’un côté, mâtiné de national-socialisme plus païen, de l’autre. Il y a de quoi être désespéré.
Ce pays est-il fondamentalement de droite ? Ou est-il anesthésié, déboussolé par cette histoire carnavalesque ? De fait les trois cumulés font bien obstacle aux deux autres, mais cavaliers solitaires, ils imposent l’implosion.
70 000 personnes réclament un processus d’union. Mais, finalement, s’ils sont incapables de cette union, pourquoi ne tenterions-nous pas de la faire sans eux ? De produire un argumentaire dans la société pour que les voix se reportent soit sur l’un soit sur l’autre plutôt que de laisser une voie royale à nos ennemis ? Le troisième, quand même, n’est vraiment pas de gauche. Le néolibéralisme est de droite. Alors oui, choisissons de faire obstacle à ce que nous exécrons avec de bons arguments et de bonnes exigences.
Monsieur Hamon, vous gouvernerez sans aucun membre de l’appareil PS, car c’est cet appareil qui nous a mis dans ces beaux draps.
Monsieur Mélenchon, votre programme est souvent intéressant mais votre réputation n’est pas usurpée, chez vous aussi on est entré et sorti avec un peu d’effroi. Vous relevez de l’ostracisme, cette pratique qui protégeait la Cité de ceux qui prendraient trop d’ascendant et feraient basculer la démocratie dans la tyrannie. Promettez de n’être que cette figure qui permettrait d’ouvrir un autre temps, celui d’une réforme démocratique des institutions françaises, de la vie économique européenne et des règles du jeu mondial face au pire. Promettez de démissionner dès que la nouvelle Constitution sera rédigée.
Et si les promesses n’engagent que ceux qui y croient, nous répondrons que notre croyance aura des bras et des jambes, et que nous saurons occuper l’espace public pour que le changement soit maintenant pour de bon. Et sinon, quitte à perdre, pourquoi encore occuper le vote ? L’abstention sera la preuve d’une destitution nécessaire, celle de cette gauche qui nous oblige à des contorsions indignes.
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.