Cher Benoît,
Depuis quelques semaines, la campagne présidentielle a pris un tour inquiétant. Dans le silence des idées, on entend surtout la voix de ceux qui veulent en finir avec l’Europe. Ce jeudi, tu as adopté une tout autre démarche et fait des propositions pour démocratiser la gouvernance de la zone euro. Je te remercie de me les avoir adressées.
En posant la question de la démocratisation de la gouvernance de la zone euro, tu poses une bonne question – si ce n’est la question. Je participe depuis cinq ans à l’Eurogroupe et je suis le premier à dire qu’il ne peut plus prendre ses décisions, décider de la politique budgétaire ou de l’avenir de la Grèce par exemple, tard dans la nuit et à huis clos. Je suis commissaire européen depuis plus de deux ans et je suis le premier à dire que l’austérité n’est pas la solution, que les politiques économiques ne sont pas assez orientées vers la croissance, que nous ne faisons pas assez pour l’emploi. Face aux insuffisances de la gouvernance de la zone euro, la tentation technocratique est bien là. Il n’y a qu’à voir la proposition, qui refait surface périodiquement, de confier l’application des règles budgétaires à une administration – du type Fonds monétaire européen. Comme toi, je considère que le salut de la zone euro ne passe pas par plus de technocratie mais par plus de démocratie.
Je te rejoins aussi quand tu constates que l’Europe est trop souvent la somme des égoïsmes nationaux – on l’a vu à l’occasion de la crise des migrants, on le voit en matière budgétaire ou sur le dossier grec – et qu’il y a urgence à retrouver le sens de l’intérêt général européen, en premier lieu sur les sujets économiques.
Bref, je suis convaincu qu’une Europe austéritaire, égoïste, technocratique, sourde aux aspirations de ses citoyens est une Europe sans avenir.
Permets-moi cependant de faire part de mes réserves sur la solution que tu proposes, à savoir l’institution d’un régime parlementaire fédéral pour gouverner la zone euro.
Ma première remarque porte sur le rôle de la Commission, que tu sembles totalement négliger. Je sais comment elle est perçue, mais je connais aussi ses mérites et son utilité politique. Premier mérite : s’assurer que chacun tienne ses engagements. Dans le système que tu proposes, les Etats membres continueront d’exister et le pacte sur lequel l’Union économique et monétaire s’est construite également. Dans ce système-là, il y a besoin d’une Commission qui applique les règles non pas de manière mécanique et aveugle, mais avec intelligence et souplesse. Le respect des engagements est la base de la confiance entre Etats membres, et sans confiance, il n’y a pas de solidarité. Cette question concerne en tout premier lieu la France. Je ne fétichise pas les règles, mais c’est en poursuivant sur la trajectoire du désendettement, en respectant ses engagements en matière de déficit, que notre pays ira jusqu’au bout de la bataille de la crédibilité en Europe. L’Europe a besoin d’une France forte, d’une France crédible pour faire avancer l’Europe sociale, l’Europe de la défense, pour travailler à l’approfondissement de notre Union Economique et Monétaire. Le désendettement par la croissance est bon pour la France, non seulement du point de vue économique mais aussi du point de vue politique – soyons sérieux et responsables sur cette question-là.
La Commission est aussi à l’initiative pour faire des propositions qui vont dans le sens de l’intérêt général européen. Le bicamérisme presque parfait Parlement de la zone euro - Eurogroupe que tu proposes, qui confondrait pouvoir exécutif et législatif, risque fort de combiner le choc des intérêts nationaux au sein de l’Eurogroupe, déjà existant, avec le choc des légitimités nationales au sein de la chambre de la zone euro. Il me semble y avoir un risque de démocratie autobloquante, qui aggraverait les impasses institutionnelles d’aujourd’hui.
Deuxième remarque, pourquoi aller chercher une forme de démocratie hybride, qui suscitera bien des réticences ? Là où tu dis «changeons tout», je dis «améliorons l’existant». Renforçons le Parlement européen en lui donnant la possibilité de se réunir en format zone euro, entre les parlementaires concernés. S’il y a un jour un Parlement de la zone euro, ce doit être celui-là ! Améliorons la Commission en créant un commissaire-ministre des Finances de la zone euro, responsable devant le Parlement. Enfin, dotons la zone euro d’une capacité budgétaire, pour investir et muscler la croissance. Prenons ce qui existe et allons vers plus de transparence et de représentativité. Cela me semble beaucoup plus accessible à court terme – et c’est le sens du combat que je mène au sein de la Commission. Tu le sais comme moi, en matière d’Europe, on ne peut pas penser hors de toute gravité. Il faut partir de l’Europe comme elle est, pas comme on la rêve : avec ses traités – imparfaits – ses rapports de force, parfois déséquilibrés, et ses Etats membres, ses partis politiques nationaux. Or ce que tu proposes est un saut supranational. En vérité, s’il existait aujourd’hui un consensus transpartisan dans les grands Etats membres de la zone euro pour mettre en place un tel système, la majorité des problèmes que ce système vise à résoudre le seraient déjà, même avec nos institutions imparfaites. Voulons-nous attendre le grand soir fédéral ou proposer des améliorations rapides, concrètes qui préparent une véritable démocratie européenne ?
Ta proposition, ambitieuse, fonctionnera peut-être dans le long terme. Elle ne trouvera aujourd’hui guère de soutien, dans une Europe peu encline aux changements de traités après le «non» au référendum français de 2005. Et, dans le long terme, comme disait Keynes, nous sommes tous morts. Les peuples se seront déjà détournés de cette Europe qui n’aura su parler qu’à elle-même et les populistes auront déjà pris le pouvoir.
Tu me reprocheras mon pragmatisme. Mais je l’assume, et je continuerai à me battre pour que ma famille politique en fasse preuve sur les questions européennes. C’est selon moi la meilleure façon de servir notre désir de changement.
Je suis prêt à en discuter avec toi quand tu le souhaites, à Bruxelles ou à Paris.
Amicalement,