Je lis dans le Figaro (je suis à l'hôtel et, je ne sais pas pourquoi, mais dans les hôtels, il y a presque toujours le Figaro au petit déjeuner), je lis donc dans le Figaro cette déclaration de Vincent Chriqui, directeur de campagne de François Fillon: «Ce qu'il faut, c'est imposer notre ligne, notre cap […] pour que les jalons soient là les quinze derniers jours de la campagne, au moment où les Français décideront.» Il veut «balayer les folles journées de mars». Chriqui semble supposer que nos cerveaux fonctionnent un peu à l'inverse de celui des malades d'Alzheimer: qu'on garde seulement la mémoire récente et qu'on perd totalement le souvenir de tout ce qui a eu lieu avant.
Son champion pourrait ainsi courir la dernière ligne droite sans être parasité par de vieilles rumeurs susceptibles d'influencer notre choix. L'électeur deviendrait sourd au concert de casseroles qui orchestre la campagne depuis des mois maintenant : le temps de faire le tour de son bocal et hop, sa mémoire de poisson rouge ne retrouverait plus qu'un candidat ordinaire réputé intègre qui souhaite «réconcilier les Français avec eux-mêmes» - et avec lui, surtout. Il oublierait toutes les honteuses révélations qui lui ont été faites. Ce qu'on ne peut nier, oublions-le. Du balai !
Au temps d’Internet, de Twitter et de Facebook, il est étrange de constater à quel point les politiques comptent sur l’oubli. Cela dit, il y a déjà longtemps que celui-ci a permis à des Tiberi ou autres Balkany de faire carrière alors qu’ils traînaient à leurs basques le rayon quincaillerie du BHV. Sarkozy lui-même songe déjà à son retour, quand l’eau aura coulé sous les ponts en rinçant ses casseroles. Je ne serais pas étonnée qu’un jour un député fasse une proposition de loi, une sorte de «droit à l’oubli» spécial politique. «Article 1 : tout ce qui a été dit il y a plus de quinze jours est effacé de la mémoire individuelle et collective. Article 2 : tout fait antérieur au seuil d’agacement est prescrit.» Les politiques s’éviteraient ainsi la désagréable expérience de devoir assister en direct à une de leurs palinodies. Savoir se contredire sans se désavouer, looping obligé dans toute grande ambition. «Si je suis mis en examen…» «Je soutiens le candidat de mon parti…» Hier ? Mettons que je n’aie rien dit. On reste ahuri devant ces exercices de haute voltige.
Ou bien, autre hypothèse. Ce ne serait pas notre amnésie qui serait recherchée, mais notre indulgence, notre connivence. Ce qui nous amènerait à confier notre sort à des voyous notoires procéderait seulement d’une grande faiblesse envers nos propres turpitudes. Mentir, tricher, frauder, on le ferait tellement nous-mêmes qu’on le pardonnerait aisément à ceux qui nous représentent? Il nous faudrait notre dose de corruption pour nous identifier?
L'autre jour, dans le métro, j'empruntais comme d'habitude le «passage interdit» qui évite de faire tout le tour de la station pour se retrouver sur le quai d'à côté, et j'ai entendu des touristes américains dire à mon sujet: «Regarde ces Français, il faut toujours qu'ils trichent.» Quelle réputation ! Eux avaient dû voter pour Trump, ce modèle de vertu. L'indulgence est du reste à géométrie très variable.
On se demande par quel tour de passe-passe Marine Le Pen échappe à la honte des «affaires» qui la concernent quand d’autres peinent à l’effacer. Ses partisans, même s’ils soupçonnent les faits d’être vrais, l’excusent d’emblée au nom de «l’antisystème» qu’elle est censée représenter. Elle est hors-la-loi, mais qu’importe! Là où Cahuzac par exemple ne s’est jamais remis politiquement de son délit pourtant avoué, Le Pen semble jouir d’une totale impunité. «N’avouez jamais», slogan performant de nos pires politiques.
Tous ces escrocs élus ou réélus malgré, c’est tout de même mystérieux, quand on y pense. Qu’est-ce qui se passe dans la tête des gens ? Selon une étude américaine récente, ce ne serait pas l’oubli du passé qui produirait ce phénomène paradoxal, mais le désir de maintenir le lien social. L’indulgence serait un réflexe politique logé au cœur des citoyens poursuivant un dessein secret d’utilité sociale. Déboussolés par la menace du chaos, nous fermerions les yeux pour éviter l’implosion. Quelle tristesse !
Soyons beaucoup plus fermes avec nos politiques. Oublier leurs méfaits ou oublier d’aller voter ? Il doit bien y avoir une troisième solution - quelqu’un qui n’ait besoin ni de notre amnésie ni de notre indulgence. «N’avouez jamais» ? N’oublions pas.
Cette chronique est assurée en alternance par Christine Angot, Thomas Clerc, Camille Laurens et Sylvain Prudhomme.