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TRIBUNE

La gauche doit oublier tout populisme

Pour le sociologue Albert Ogien, l'idée d'un populisme de gauche, prônée par la philosophe belge Chantal Mouffe, est un leurre anti-démocratique qui doit définitivement être écarté.
Geert Wilders, le leader du parti populiste VVD, le 8 mars à La Haye. (Photo Emmanuel Dunand. AFP)
publié le 18 mars 2017 à 10h50

On peut espérer que les élections qui viennent de se tenir aux Pays-Bas mettent enfin un terme à l’emploi indifférencié du terme «populisme» qui sature les médias. Car ce scrutin porte une leçon : c’est le fait de combattre frontalement les éléments fascisants du programme du candidat peroxydé qui lui a coûté ce qui, de façon révélatrice, est présenté comme sa «non-victoire». Rien de tel en France pour l’instant, où on continue à s’écharper sur l’existence d’un «populisme de gauche». Cette controverse surannée est entretenue par la référence devenue presque obligée aux thèses de Chantal Mouffe. On en reste marri.

L'idée centrale de Mouffe est que le populisme est la logique même du politique, conçu comme l'affrontement de deux camps antagoniques qui aspirent à exercer leur domination sur la société. C'est pourquoi elle dénonce l'Illusion du consensus qui diffuserait une conception «non-partisane» et «dialogique» de la politique annulant son caractère nécessairement agonistique. Pour Mouffe, ce mal naît de la disparition de tout projet s'opposant à celui du libéralisme qui domine depuis les années 70. Mouffe réclame donc la restauration d'une ligne de démarcation désignant clairement des adversaires contre lesquels le «peuple» aura à nouveau envie de se battre pour obtenir la transformation sociale qu'il est censé attendre.

Cette position soulève trois objections auxquelles Mouffe n'apporte aucune réponse. La première est la moins importante : que valent des passions politiques, même de gauche, lorsqu'elles sont suscitées par des discours volontairement trompeurs ou démagogiques ? La seconde objection naît d'une contradiction plus embarrassante : bien qu'elle affirme que ce qui se joue dans un «affrontement agonistique, c'est la configuration même des relations de pouvoir autour desquelles une société se structure», elle reconnaît en même temps que cette confrontation entre «projets hégémoniques différents» doit se déployer «dans un cadre régulé par un ensemble de procédures démocratiques acceptées de part et d'autre par les adversaires». Comment alors combiner le respect de mécanismes de concertation, qui obligent à établir un dialogue et une base d'accord entre partenaires, et l'engagement dans un affrontement «agonistique» afin d'imposer une «nouvelle hégémonie» ? Or c'est exactement ce consensus démocratique que Mouffe dénonce, en en rendant responsable les partis sociaux-démocrates qui ont accepté de composer avec le libéralisme.

Abdication de l’intelligence 

La troisième objection est la plus délicate : qu’est-ce qui pourrait aujourd’hui soulever une passion politique authentiquement de «gauche» ? Mouffe récuse le nationalisme, la haine de l’étranger ou le suprématisme qui sont les thèmes mobilisateurs à droite. Mais elle reste muette sur ceux qui pourraient remplir cette fonction dans l’autre camp. Serait-ce l’abolition de la propriété privée, l’expropriation des possédants, la nationalisation des banques et des entreprises et la réhabilitation d’un Etat protecteur et omnipotent ? Ou encore la destruction des multinationales, la révolution ou le communisme ? Tout en reconnaissant que ce sont là des visées qu’on ne peut plus afficher, Mouffe n’en désigne aucune autre. En cette absence, le «populisme de gauche» se résume à une démarche : attiser des sentiments d’hostilité et de vengeance envers un ennemi afin d’en tirer un bénéfice électoral dont on ne sait quelle fin il servira, mis à part l’accession au pouvoir de ceux dont l’objectif est d’électriser les foules pour y parvenir. Qui pourrait accepter une telle abdication de l’intelligence ?

Tabler sur l’excitation d’une émotion collective pour gagner un combat politique, c’est renforcer cette vision dégradée du peuple qui le réduit à une masse amorphe que ceux qui connaissent la bonne direction doivent guider. On retrouve là le moteur du geste populiste : s’adresser à un «peuple» comme s’il n’était qu’une troupe de «beaufs», de «blaireaux» misogynes, homophobes, racistes et paillards, qui n’aiment que ce qui «ne prend pas la tête» et passent leur temps à vitupérer contre tous les pouvoirs qui les méprisent. C’est à partir de cette imagerie que les «populistes de droite» jouent la carte de leur prétendue affinité avec les «inaudibles» pour affirmer leur conception de ce que «le peuple veut». Le pendant de cette caricature en est une autre, qui donne le peuple pour une foule d’opprimés, de laissés-pour-compte et de perdants de la globalisation. Le «populisme de gauche» consisterait donc à raviver la flamme de ce peuple-là, en le ralliant à un projet censé le rétablir dans ses droits contre des élites qui les lui dénient. Mais quel est ce projet ?

La passion est inhérente au combat politique. Et même si on sait qu’il est possible de l’éveiller en jouant habilement de la persuasion et de la manipulation, il n’est jamais sûr qu’elle se déclenche sur commande et au nom de n’importe quel motif. On ne peut compter sur Mouffe pour indiquer le motif qui ferait l’affaire pour les progressistes. Du coup, son appel au combat se résume à l’idée que l’activité politique est le monopole de «chefs» dont le «peuple» n’a qu’à suivre les prescriptions. Il néglige totalement cette composante essentielle du politique qu’est la capacité d’organisation autonome des citoyens qui se manifeste chaque fois que des collectifs s’affrontent à des pouvoirs arrogants, résistent à des décisions indignes ou injustes ou défendent un territoire convoité par des financiers appâtés par le gain. Distinguer un bon (de «gauche» donc) et un mauvais (de «droite») populisme suppose de s’octroyer le droit de statuer sur celui qui est le bon. Et il semble que ce ne soit jamais aux citoyens que revienne ce droit, mais à ceux et celles qui savent exercer leur domination sur des assujettis dont on attend la soumission à une pensée supérieure à la leur, portée par une parole forte qui les exprime mieux qu’ils ne sauraient le faire eux-mêmes. C’est pourquoi, qu’elle soit de droite ou de gauche, cette manière d’envisager les relations politiques est toujours un leurre antidémocratique. Au lieu de disserter sur les thèses de Mouffe, mieux vaut se mettre sérieusement à l’écoute des humeurs de la société.

Albert Ogien est co-auteur avec Sandra Laugier de Le principe démocratie (La Découverte, 2014)