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Libération
TRIBUNE

Cherche salariés qualifiés… et neutres

La Cour de justice de l’UE a tranché: l’entreprise peut se définir comme un lieu «neutre» et donc interdire, si nécessaire, à une employée de porter le voile. Ou comment les droits fondamentaux de l’entreprise en viennent à primer sur ceux des salariés.
L'affaire de la crèche Baby-Loup, à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), a connu de nombreuses décisions de justice contradictoires. (Photo Estelle Monet. AFP)
par Stéphanie Hennette-Vauchez
publié le 21 mars 2017 à 18h56

Depuis un peu plus d'une décennie, le droit français ne cesse de multiplier les situations dans lesquelles il est possible de soumettre les personnes privées à une obligation de neutralité religieuse. La loi El Khomri a constitué un avatar supplémentaire de ce mouvement enclenché à la faveur de l'affaire Baby Loup : le code du travail permet ainsi à l'entreprise d'inscrire, dans son règlement intérieur, un principe de neutralité «restreignant la manifestation des convictions des salariés» - ce qui était impossible jusqu'alors. On aurait pu s'attendre à ce que la Cour de justice de l'Union européenne mette un frein à cette orientation. La semaine dernière, elle l'a, au contraire, confortée.

Par ses arrêts, mardi 14 mars 2017, la Cour a jugé que le licenciement d’une femme voilée au motif d’une violation de la politique de stricte neutralité en vigueur dans l’entreprise n’était pas une discrimination. La décision était attendue : ce juge européen interprétait pour la première fois la directive de 2000 sur la discrimination religieuse au travail.

Le choix par l’entreprise de se définir comme un lieu «neutre», où l’expression d’aucune conviction n’a sa place, est donc désormais un choix légalement possible - soit. Il en va, explicite la Cour de Luxembourg, de la liberté de l’employeur de définir l’image de l’entreprise, et donc, en dernier ressort, de la liberté d’entreprendre. Notons tout de même qu’il n’y a pas si longtemps, la question de savoir si les personnes morales - comme une entreprise - pouvaient être reconnues comme titulaires de droits fondamentaux était débattue. Voilà que non seulement la question ne se pose plus, mais encore que les droits fondamentaux de l’entreprise (la liberté d’entreprendre) en viennent ici à primer ceux des salariés (la liberté religieuse) - ou, en tout cas, à neutraliser l’interdiction de discriminer, dans l’emploi, sur le fondement de la religion. Bien sûr, la question de la conciliation entre liberté individuelle (et notamment, ici, la liberté de l’employeur) et droit de la lutte contre les discriminations n’est pas simple. A certains égards, l’existence même d’un droit de la lutte contre les discriminations peut être lue comme emportant, par hypothèse, la limitation de la liberté des acteurs sociaux (ainsi, l’employeur n’a pas la totale liberté de choisir ses clients ou collaborateurs).

Mais, sans sous-estimer ces difficultés théoriques, on peut considérer comme plus importantes encore des considérations tirées de la réalité sociopolitique dans laquelle le dispositif juridique qu'est le droit antidiscriminatoire a vocation à se déployer. Or, celle-ci est caractérisée, a minima, par une tension forte autour du fait religieux, qui se traduit souvent par une focalisation sur l'islam et, a maxima, par un regain des intolérances en tous genres. Dès lors, il paraît difficile de ne pas voir combien le blanc-seing ici donné par la Cour aux entreprises de «faire le choix de la neutralité» comporte le risque de servir de paravent bien commode aux pratiques discriminatoires les plus grossières. Dès lors que le choix de la neutralité est qualifié a priori, par la Cour, de légitime, comment pourra-t-on s'assurer que l'entreprise «neutre» n'est pas antisémite, islamophobe - ou autre ?

La Cour précise toutefois que, pour qu’un tel choix ne constitue pas une discrimination indirecte, il importe que les moyens de réaliser cet objectif soient appropriés et nécessaires. En particulier, elle considère que la politique de neutralité choisie par l’entreprise devra être restreinte, dans sa portée, aux salariés qui sont en contact avec la clientèle. On comprend la logique : dès lors que la neutralité de l’entreprise est définie comme une question d’image, elle ne doit pas pouvoir venir limiter les droits de celles et ceux des salariés qui, travaillant dans l’ombre, ne véhiculent ni ne communiquent cette image. Reste que le raisonnement soulève des interrogations. Comment ne pas craindre les effets de hiérarchisation et de relégation internes à l’entreprise ? C’est la problématique, bien connue en management des entreprises, de l’opposition front office - back-office.

On peut enfin suggérer, à l’occasion de ces affaires jugées par la Cour de Luxembourg, qu’elles illustrent de manière emblématique l’importance qui s’attache à la défense des droits des «minorités» - pour eux-mêmes, bien sûr, mais aussi au-delà, pour les droits de tous. Car ce qui partait à Luxembourg comme une «affaire du voile» revient dans les ordres juridiques nationaux comme une validation juridique des choix que pourraient faire les entreprises de prescrire à l’ensemble de leurs salariés en contact avec la clientèle, une stricte neutralité non seulement religieuse, mais aussi politique et philosophique. Où l’on voit que les menaces pesant sur la liberté des unes (les femmes musulmanes voilées) sont l’affaire de tous : une fois enclenchée, la logique de l’extension des restrictions aux libertés, pleinement à l’œuvre, est difficile à stopper. En ces temps troublés où les communautés politiques deviennent plus agonistiques, sommes-nous prêts à accepter que non seulement les femmes voilées puissent être exclues de l’emploi comme elles le sont déjà de nombre d’autres espaces sociaux, mais qu’en outre, pour atteindre ce résultat, on élabore des dispositifs permettant l’interdiction de tous les autres signes par lesquels on peut souhaiter exprimer ses croyances ? Il ne faut pas s’y tromper : ce sont tous les signes - du «pussy hat» popularisé par la Women’s March mondiale de janvier au drapeau multicolore devenu emblème des luttes LGBT en passant par n’importe quel banal pins «dégagiste» (rappelons l’importance de ce slogan au soutien des printemps arabes) - qui devraient aussi essuyer les foudres de l’interdiction dans le schéma élaboré par la Cour.

L’université de Nanterre organise un débat, lundi 27 mars : «la Manifestation des convictions religieuses dans l’entreprise après les arrêts de la CJUE du 14 mars 2017», (Bât. F, à 17 heures).