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Libération
Le cadavre exquis des agitateurs

L’économie de la honte

L’économiste Alexandre Delaigue relève le défi suggéré par l’historien Sylvain Venayre : intégrer les «émotions» dans le débat économique. Semaine après semaine, un membre de l’équipe des «agitateurs» réunis par «Libération» pour suivre la présidentielle poursuivra ce texte à plusieurs mains.
Marine Le Pen et François Fillon, candidats à la présidentielle. (Photos Laurent Troude et Albert Facelly pour Libération)
publié le 21 mars 2017 à 18h56

«Intégrons les émotions dans le débat.» Ce n'est pas la chose la plus facile à faire pour un économiste, plus habitué à traiter de ce qui est mesurable. Essayons pourtant. La honte est le résultat d'une convention, l'intériorisation de tabous. «Il y a des choses qui ne se font pas», et nous en sommes tous d'accord. La honte est le mécanisme, personnel mais aussi socialement renforcé (par l'humiliation publique), qui donne un coût à la violation de l'interdit. En langage d'économiste, la honte est une institution, un mécanisme social qui sert à traiter des problèmes que la loi ou les mécanismes marchands ne peuvent pas résoudre.

La leçon de l’actualité récente, c’est que la honte est bien absente. On pourrait multiplier les exemples. Avez-vous vu un seul responsable d’institution financière, après la crise et ses effets dévastateurs, exprimer la moindre contrition, le moindre regret ? C’est même pire : les amendes infligées à ces institutions sont maintenant devenues banales, un simple coût de l’exercice de son activité. On chercherait en vain aussi un seul responsable européen exprimer la moindre honte sur la façon dont a été traitée la Grèce, et la crise en Europe de manière générale.

C'est un cliché désormais de dire que nous sommes entrés dans l'ère de la post-vérité, des «fake news». Pourtant, le mensonge en politique n'est pas franchement une chose nouvelle. Ce qui est nouveau, c'est un rapport décomplexé à la réalité. Un mensonge en politique devait au moins payer un tribut au réel, une possibilité d'être reformulé d'une manière montrant qu'en cherchant bien, ce n'était pas vraiment un mensonge. Mentir de manière trop explicite était déshonorant : il fallait toujours se ménager une porte de sortie.

L'an dernier nous a permis de constater à quel point cette convention était affaiblie. La campagne britannique sur le Brexit a été gagnée avec l'argument central «d'économiser les 350 millions de livres versés chaque semaine à l'Europe et de le reverser au système de santé» - un chiffre totalement faux et une affirmation intenable. Sans honte, une fois le vote passé, les partisans du Brexit ont indiqué qu'il n'en était pas question, que ce montant n'avait aucune signification. Mentir n'était pas un problème : la fin justifiait les moyens.

Ou prenez Donald Trump, le plus parfait exemple de politicien totalement immunisé à la honte. Tous les commentateurs l'ont déclaré fini lorsque ses propos graveleux («les femmes, je les prends par la chatte…») ont été révélés publiquement. Il lui a suffi de ne pas manifester la moindre honte pour que l'épisode passe tout seul sans pénaliser ses chances.

En France, l’absence de honte, ce sont ces primaires pendant lesquelles on promet de soutenir le gagnant pour oublier son engagement une fois qu’on a perdu, ces gens qui se détachent de François Fillon pour revenir, toute honte bue, lorsqu’on a satisfait leurs demandes de circonscriptions.

L’absence de honte est une arme puissante pour la conquête du pouvoir. Celui qui ment de manière éhontée dispose d’une puissante arme rhétorique contre celui qui se retient, qui s’impose des limites. Même si les candidats normaux savent ne pas pouvoir tenir toutes leurs promesses, ils font quand même un minimum d’effort, à base de chiffrage de programme et de prévisions savantes pour avoir l’air crédible, ou au moins plausible. Ne pas avoir honte, c’est pouvoir promettre tout et son contraire, sans se préoccuper de la moindre cohérence ni du moindre respect de la parole donnée.

Il reste à voir si François Fillon perdra une élection qui lui semblait acquise à cause de son absence de honte. Car c’est cela qui lui est reproché avant tout : n’avoir exprimé aucun regret, aucune honte. Peut-être qu’on l’enterre un peu trop vite : après tout, ses soutiens ne se sont pas effondrés dans les sondages. Mieux même, ils manifestent la plus grande détermination à voter pour lui que ceux des autres candidats, à l’exception de Marine Le Pen, qui, elle aussi, survole les débats sans que la moindre honte ne l’atteigne.

L'affaiblissement de la honte devrait nous préoccuper car, sans elle, nous sommes condamnés à traiter les problèmes que cette institution traitait avec d'autres mécanismes, en particulier les lois, qui sont moins efficaces que la retenue et ont des effets pervers multiples. La récente loi sur le délit d'entrave à l'IVG illustre bien ce problème. Car soyons clairs : abuser des femmes en détresse avec des sites internet trompeurs, c'est une pratique sacrément minable. Mais en arriver à créer un nouveau délit d'opinion, parce que le ministère de la Santé n'arrive pas à se faire référencer correctement sur Google devrait poser plus de questions. Dans chaque camp de ce débat, «il y a des choses qui ne se font pas» est remplacé par «la fin justifie les moyens».

Nous en payons le prix, la dégradation de la façon dont nous sommes gouvernés. Avec un prochain président qui, quel qu’il soit, sera mal élu, avec une majorité qui rejette son programme et sa personne, l’affaiblissement de la honte viendra encore ajouter une pression dégradant la qualité de nos institutions publiques. Nous avons encore les yeux braqués sur l’élection, mais ce sont les lendemains qui devraient nous inquiéter.

La semaine prochaine : l’humoriste Yassine Belattar