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Libération
Chronique «La cité des livres»

Mémoires d’outre-guerre

Chronique «La cité des livres»dossier
Né avec la guerre d’indépendance algérienne, Slimane Zeghidour livre, avec finesse et candeur, le récit de son enfance passée en Petite Kabylie.
publié le 21 mars 2017 à 18h16
(mis à jour le 21 mars 2017 à 18h26)

Est-ce la profession de foi d’un progressiste d’aujourd’hui, sûr que la France n’a rien à craindre de l’islam ? «J’affirme que dans la religion musulmane, rien ne s’oppose à faire du croyant ou du pratiquant musulman un citoyen français complet.» Non : cette bien-pensante déclaration est signée Jean-Marie Le Pen. Il est vrai que c’était en d’autres temps, quand les partisans de l’Algérie française voulaient, à toute force, convaincre leurs compatriotes de ne pas accorder l’indépendance aux Algériens révoltés.

Slimane Zeghidour, éditorialiste à TV5 Monde, glisse cette ironique citation au fil de son récit. Aucun hasard dans ce rappel : racontant sa jeunesse algérienne dans un livre tissé de candeur et de finesse, Zeghidour a fait du paradoxe le maître mot de ces mémoires d’outre-guerre.

Enfant de la Petite Kabylie devenu journaliste français, il est né à El Oueldja, un hameau de montagne proche de Sétif, soudain envahi par la tragédie. En 1945, c’est là que commence la guerre d’Algérie, quand le défilé de la victoire tourne à l’émeute, et qu’en représailles l’armée française se livre à une féroce répression. Slimane est né huit ans plus tard, alors que l’insurrection du FLN commence. Mais déjà la guerre, qui ne dit pas son nom, agite la région.

Premier paradoxe : dans ce hameau immobile, où les montagnards vivent dans des «gourbis» au sol en terre battue accrochés à la pente, où l’habitation en paliers - un pour les hommes, un pour les bêtes, un pour les provisions - ne comporte ni table ni chaise, juste un foyer pour cuire les repas et tenir l’hiver au dehors, c’est la guerre qui fait pénétrer la modernité. Après avoir maintenu la masse des paysans dans un dénuement immémorial, le pouvoir colonial inquiet cherche à gagner les populations. Il veut construire dans la vallée un grand barrage ; les paysans deviennent ouvriers et entrent en contact avec la France.

Mais il est trop tard. L’injustice essentielle de l’ordre colonial est ébranlée. Les Algériens du djebel rencontrent la France au moment où elle est rejetée, d’abord par une minorité, puis, au fil des combats, par une fraction croissante de la population. «Les Français tiennent le pays pendant le jour, le FLN pendant la nuit», dit Zeghidour. Jusqu’au moment où les autorités impuissantes à maintenir l’ordre contre ces maquisards, qui sont «comme des poissons dans l’eau», décident d’assécher leur vivier en déportant la population dans des «camps de regroupement». La montagne devient désert, et l’armée tire à vue sur ceux qui y sont encore, réputés rebelles.

Slimane Zeghidour passe son enfance entre les barbelés, non loin du barrage en construction. Paradoxe toujours : c’est ainsi qu’il découvre, au cœur de cette captivité, la médecine, les produits occidentaux et l’école, où les enfants du camp apprennent à lire et à écrire, novation essentielle. Le régime des camps de regroupement, qui a touché deux millions et demi de personnes, est dénoncé en 1958 par un jeune inspecteur des Finances nommé Michel Rocard, sans grand résultat.

Le récit, tragique et intime, se poursuit jusqu’en 1962, année de l’indépendance, au milieu de cette guerre dont Zeghidour rappelle, en témoin et en victime, qu’elle fut aussi une double guerre civile, entre Français et entre Algériens. Un habitant du hameau, agent double FLN, est emmené un jour dans un hélicoptère «banane» à la forme caractéristique, pour disparaître à jamais. On suppose qu’il a subi le traitement dit «de la crevette de Bigeard», jeté hors de l’appareil au-dessus de la mer avec un bloc de béton attaché au cou. Mais le mort le plus proche, c’est son oncle Larbi, découpé à la hache peu après l’indépendance, sans doute par les excités d’un clan rival.

Slimane Zeghidour est revenu à El Oueldja. Ultime paradoxe : en 1993, le pouvoir FLN, déclare la région «zone interdite», comme l’avaient fait les Français pour lutter contre les maquisards. Il s’agit cette fois d’éradiquer la guérilla des activistes islamistes après le coup d’Etat qui a annulé les élections remportées par le FIS.

El Oueldja n’est plus qu’un village fantôme, battu par le vent de la montagne, moins cruel que le vent de l’histoire…