Quelques jours avant les élections américaines, Samantha Bee, satiriste politique de la télévision, a consacré un sujet à Trump et la lecture. Un astucieux montage d’extraits vidéo montre le candidat républicain déclarer que ceux qui ne lisent pas sont supérieurs aux diplômés de Harvard, vitupérer les téléprompteurs auxquels il refuse d’avoir recours, reconnaître ne pas écrire la plupart de ses tweets mais les dicter à sa secrétaire, ou encore avouer lors d’une déposition qu’il n’a pas lu le document qui l’incrimine et prétendre ne pas pouvoir s’exécuter car il a oublié ses lunettes.
L'effet d'accumulation produit un résultat hilarant et aboutit à la conclusion qu'en réalité, Trump ne sait pas lire. La vidéo a été vue plus de 3,6 millions de fois sur YouTube. On apprend au passage que, lorsque les journalistes lui demandent de citer un livre qu'il a aimé et qu'il a lu récemment, Trump cite le même à chaque fois : A l'Ouest rien de nouveau (1929), d'Erich Maria Remarque. Hélas, il paraît que sa scène préférée ne figure pas dans le roman, mais dans le film.
Ce n'est un secret pour personne : Trump, la lecture et les livres sont un non-sujet. On a beau scruter les photos de son appartement de la Trump tower, pas le moindre rayonnage, pas la première trace de volumes. Il préfère la télévision. Soit. Ce pseudo-illettrisme n'est évidemment pas sans rapport avec la langue très rudimentaire qu'il emploie, et qui est censée le rapprocher du «peuple» - merci pour lui. A l'ère de la post-vérité, la langue de Trump, confuse, syntaxiquement fautive et d'une remarquable pauvreté lexicale, est le cauchemar des traducteurs et des interprètes. Elle s'accommode naturellement de toutes les imprécisions et autres approximations, et se distingue par l'abus de certains adjectifs («great», «tremendous», «amazing», «huge» ou le fameux «sad !» en fin de tweets), qui rend désormais presque embarrassant leur usage courant.
Toutes ces caractéristiques ne soulignent pas seulement le contraste saisissant avec Barack Obama, orateur d’une éloquence exceptionnelle, ami des écrivains et lecteur boulimique, qui publiait chaque année sa liste personnelle de livres pour l’été. Elles produisent un mouvement inattendu, mais pas si paradoxal, en poussant les Américains vers les livres et les bibliothèques.
Cette réaction est largement le fruit d’un choc et d’une incompréhension face à la violence de l’actualité politique quotidienne. Les va-et-vient autour du «Muslim Ban» et les multiples contradictions internes de l’administration, la menace d’une suppression de l’assurance santé pour des millions d’Américains, l’accélération des expulsions d’immigrés, l’explosion du budget de la défense (54 milliards de dollars - soit environ 50 milliards d’euros - d’augmentation demandés au Congrès) créent un climat particulièrement anxiogène. Refuge, le livre fournit des repères, il est l’outil par excellence qui permet de mieux comprendre une société chaque matin malmenée.
La vedette, c'est bien sûr 1984 (1949) de George Orwell, décrivant un monde où le nouveau pouvoir a institué une langue réduite au minimum et un ministère de la vérité, aidé par la police de la pensée. Quelques jours après que Kellyanne Conway, conseillère du président, a utilisé l'expression «faits alternatifs» lors d'un entretien télévisé, la fable d'Orwell figurait en première position dans le classement des meilleures ventes sur Amazon.com, obligeant l'éditeur Penguin à tirer 75 000 exemplaires dans la semaine. Contrairement à une rumeur persistante, 1984 ne contient pas l'expression «alternative facts», mais propose bien la même idée : «And if the facts say otherwise then the facts must be altered» («Et si les faits disent autre chose alors il faut les modifier»).
Ce succès spectaculaire, qui a également profité à un autre roman d'Orwell, la Ferme des animaux, s'inscrit dans un regain d'intérêt général pour la dystopie, dans les librairies comme à l'université. Dans la même semaine, Impossible ici (1935) de Sinclair Lewis, le Meilleur des mondes (1932), d'Aldous Huxley et Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury se retrouvaient respectivement à la 5e, 6e et 7e place. A noter : en 2013, au lendemain des premières fuites de la NSA, 1984 avait connu une augmentation de 10 000 % de ses ventes. Dites-moi ce que vous lisez, je vous dirai dans quelle société vous vivez.
Il n'aura échappé à personne que tous ces livres ont été écrits autour de la Seconde Guerre mondiale, et qu'ils répondent tous à l'angoisse d'un monde totalitaire - la dernière livraison du Los Angeles Review of Books vient d'ailleurs de consacrer sa une à une relecture des Origines du totalitarisme d'Hannah Arendt. Et je ne serais pas surprise de voir LTI : la langue du Troisième Reich, de Victor Klemperer, publié en 1947, analyse de la langue nazie, profiter de ce mouvement.
Même si tout le monde comprend d’instinct le rapport intime entre la pauvreté d’une langue et la violence politique, rien ne remplace une étude philologique en règle. Le trumpisme a besoin de son Klemperer - dont le livre n’a été traduit en anglais qu’en 2000.
Parmi les livres plus récents, à côté du Complot contre l'Amérique (2004) de Philippe Roth, un autre best-seller, American Psycho (1991) de Bret Easton Ellis, a fait un retour en force. Rappelez-vous. Patrick Bateman est cet insupportable yuppy de Wall Street, obsédé par l'image et les marques, qui tourne au serial killer. Son héros, son dieu qu'il rêve d'approcher ? Donald Trump, cité trente fois dans le roman. Le trumpisme, rejeton de la pensée fasciste et de l'obscénité narcissique des années 80, aurait-il trouvé là sa définition ?
Qu'on ne s'y trompe pas pour autant. Au jour de la remise de cet article (19 mars), le numéro 1 des ventes sur Amazon.com est le livre de Michael J. Knowles, Reasons To Vote For Democrats : A Comprehensive Guide. On pourrait s'en réjouir. Sauf que l'ouvrage, canular conservateur, ne contient que des pages blanches. Enfin un livre de chevet pour le président.
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.