Cette campagne totalement atypique, toujours inattendue, arrive maintenant au moment essentiel, celui de la cristallisation, c’est-à-dire du passage des intentions de vote aux décisions de vote, des simples préférences aux véritables choix. D’ordinaire, le phénomène a lieu au mois de février. Cette fois-ci, les polémiques autour de François Fillon ont ralenti le mouvement. Les grands discours ont eu lieu le week-end dernier (Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon), le week-end précédent ayant été marqué par la confirmation théâtrale de la candidature Fillon. Désormais, les candidats sont tous connus, les parrainages sont vérifiés et proclamés, rien ne s’oppose plus à ce que la cristallisation ait lieu.
Celle-ci a cependant, outre son caractère tardif, deux caractéristiques. D’une part, le taux d’indécision restait jusqu’alors particulièrement élevé, notamment dans les électorats d’Emmanuel Macron, de Benoît Hamon et de Jean-Luc Mélenchon. Les électeurs de Marine Le Pen apparaissaient très déterminés. Ceux de François Fillon, moins nombreux qu’il y a un mois, semblaient cependant toujours résolus. En revanche, les électeurs de la gauche et du centre se montraient nettement plus hésitants. Emmanuel Macron bénéficie, certes, d’une forte avance dans les intentions de vote et, jusqu’ici, d’une dynamique électorale très perceptible : il est, depuis le début de l’année 2017, le candidat qui a progressé dans les intentions de vote, alors que Marine Le Pen est stable (à un niveau très élevé), que François Fillon régresse, que Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon oscillent à des niveaux modestes. L’électorat d’Emmanuel Macron semblait cependant plus séduit que conquis, intéressé, favorable, emphatique mais pas encore résolu. La décision, c’est l’instant de la cristallisation. Tant qu’elle n’a pas eu lieu, tout peut se passer et les évaluations des sondages restent hypothétiques.
D’autant plus que le taux d’abstention mesuré semble particulièrement élevé. Il faut, certes, aborder la mesure de la participation électorale avec des mains tremblantes, tant elle est difficile à évaluer. Reste que les enquêtes d’opinion la jugent toutes sensiblement plus importante que d’habitude pour un premier tour d’élection présidentielle. Cela n’a d’ailleurs rien d’incompréhensible. L’affaire Fillon a, durant des semaines et des semaines, occulté le débat de fond et a rendu les programmes invisibles. Les Français, déjà fort critiques et pour une part animés par un sentiment de révolte contre le monde politico-médiatique, ne pouvaient qu’être tentés par une abstention sanction, notamment chez les jeunes et dans les milieux populaires. Celle-ci freine naturellement la cristallisation.
L’autre facteur agit, au contraire, nettement dans le sens de la mobilisation : c’est l’impact spécifique des débats à la télévision. Ils constituent une nouveauté de taille dans la campagne présidentielle. Jusqu’alors, les débats n’avaient lieu qu’entre les deux tours, mettant face à face les duellistes sélectionnés par les Français. L’organisation de primaires, à droite et au centre, puis au PS, a eu pour conséquence d’imposer cette fois-ci avant le premier tour les débats à la télévision. Ils avaient été expérimentés lors de la campagne de 2012 par le PS. Ils ont pris cette fois un poids supplémentaire décisif. Bien mieux organisés, concernant aussi bien la droite que la gauche, très suivis par les électeurs, ils ont joué un rôle de sélection, au bénéfice d’ailleurs dans les deux cas du candidat le plus clivant, François Fillon et Benoît Hamon.
Trois débats opposent maintenant les «grands candidats» (lundi dernier sur TF1), puis, dans les prochains jours, les onze prétendants. L’émission de lundi dernier a été suivie par 9,8 millions téléspectateurs, avec une pointe à plus de 11 millions au moment où la discussion s’échauffait. Cela prouve bien que les Français, critiques vis-à-vis de la politique, déçus, indignés ne sont, en aucun cas, indifférents.
A ces occasions, et surtout cette semaine, car l’émission de TF1 aura été la première et très probablement la plus spectaculaire (un débat à onze étant aussi démocratique qu’infernal à mener), la décantation ne peut manquer de se produire. Les électeurs auront pu observer longuement les personnalités, les comparer, se faire une idée beaucoup plus claire des propositions. Pour l’élection de 2017, la télévision joue le rôle d’accélérateur de cristallisation, de déclencheur. Cette semaine, la majorité des Français aura fait son choix définitif. Le sondage Harris Interactive pour Atlantico, réalisé après l’émission, le confirme : l’adhésion des électeurs d’Emmanuel Macron s’accentue sensiblement, celle des électeurs de Marine Le Pen se maintient très haut. Les autres s’effritent. La cristallisation opère.