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Libération
Chronique «Philosophiques»

Mauvaises rencontres

Le présidentialisme et son rendez-vous entre un homme et le peuple empoisonnent la politique française de déceptions à mesure que le mystère entourant les élus s’évapore.
François Fillon devant l' Association des maires de France, à Paris, le 22 mars. (Photo Albert Facelly pour Libération)
par Michaël Fœssel, Professeur de philosophie à l’Ecole polytechnique
publié le 23 mars 2017 à 17h36

Lorsqu'ils n'ont plus rien à dire pour défendre un présidentialisme à bout de souffle, les défenseurs de la Ve République invoquent la «rencontre entre un homme et le peuple». La dimension mystique de cette formule a souvent été remarquée : le seul charisme d'un homme (non d'une femme, visiblement) est supposé capable de révéler un peuple à lui-même. Cette «rencontre» désigne la version amoureuse du populisme. Les institutions de la Ve imaginent un peuple uni dans une attente qui ne souffre aucune médiation (pas de partis, pas de conflits), prêt à s'offrir au plus séducteur des prétendants et à s'engager dans des noces d'autant plus durables qu'elles auront été sanctionnées par le suffrage universel.

Plutôt que de rire de cette analogie entre l’amour et la politique, on devrait la prendre au sérieux. Cela plaide encore moins en faveur du présidentialisme à la française. Ce dernier n’est pas coupable de confondre la politique et les sentiments mais de les nouer de telle sorte que l’ambivalence des premiers rejaillit inévitablement sur la seconde.

Les élections présidentielles aménagent bien quelque chose comme une rencontre, surtout lorsqu’elles mettent en scène (comme cette fois-ci) des candidats inattendus. Le mythe du rendez-vous avec le peuple occulte, en revanche, ce que chaque sujet amoureux sait : il y a des mauvaises rencontres qui ruinent la confiance avant même qu’elle n’ait le temps de s’établir.

Les affaires Fillon sont un cas d’espèce de la rencontre qui dérape, leur principale originalité consistant à produire la déception avant même que l’élection n’ait lieu. Voilà un homme que l’on n’attendait pas, adoubé par une primaire semblable aux préliminaires d’une élection jugée imperdable. La scénographie de la rencontre entre le candidat et le peuple (de droite) était presque parfaite : déjouant les partis et les pronostics, une vraie histoire pouvait commencer. Mais il vient toujours un moment où le prétendant se dévoile : une parole en trop, une absence là où on l’attendait, un geste déplacé. En l’occurrence, un peuple supposé désireux des valeurs de la famille et de l’intégrité morale découvre un homme contraint d’avouer ses «défauts» en plein milieu de la cristallisation. Pour ceux qui auraient voulu pouvoir «aimer» le candidat de la droite, même s’ils votent pour lui en désespoir de cause, le charme est rompu.

On trouve chez Spinoza une philosophie de la mauvaise rencontre et, en conséquence, quelques bonnes raisons de s’inquiéter des mises en scène du présidentialisme. Soit, explique Spinoza, Adam et la pomme au Paradis : au départ, deux choses qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre sinon qu’elles n’auraient jamais dû se croiser. Survient le désir d’Adam pour ce qui est inattendu et interdit : c’est le moment de la rencontre que le philosophe décrit comme un «empoisonnement». Dans son genre, la pomme n’est ni bonne ni mauvaise et Adam n’a pas de mauvaise intention. Mais il ne fallait à aucun prix que ces deux-là se rencontrent. Les rapports qui constituent les deux corps sont incompatibles entre eux, en sorte que leur contact provoque tristesse, malheur et désespoir.

Au sens littéral, le présidentialisme empoisonne la vie politique française. Il n’y a aucune raison de croire que ses effets délétères se limitent à l’affaire Fillon. Un «homme», aujourd’hui, n’est plus exactement ce qu’il était au temps du général de Gaulle. Non qu’il y eût davantage de probité à cette époque, mais il y avait beaucoup moins d’informations et de vitesse dans leur transmission. Les sociologues n’en finissent pas d’analyser les apories de la rencontre amoureuse à l’heure où les réseaux sociaux et Google permettent de se renseigner sur le nouveau venu avant même qu’il n’ait eu le temps de se faire connaître. En politique aussi, les déceptions s’accélèrent à mesure que le mystère entourant les élus s’évapore à une vitesse vertigineuse sous le poids de ce que l’on sait ou de ce que l’on imagine de leur personnalité.

La France est moins que jamais à l'abri d'une mauvaise rencontre, et cela d'autant plus qu'aucun des candidats éligibles à cette heure n'envisage de rompre avec le présidentialisme. Les favoris sont peu disposés à abandonner le fantasme du rendez-vous historique entre un homme (ou cette fois-ci, pour le coup, une femme) et un peuple. Certains voudraient croire qu'on les aimera longtemps, d'autres prévoient d'empoisonner ce qui fait du peuple français un peuple politique plutôt que ethnique. Il serait plus prudent de passer à une VIe République (ou comme on voudra la nommer) qui nous mette à l'abri de ces rencontres hasardeuses.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.