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Libération
TRIBUNE

La politique des émotions

L’actuelle campagne électorale a ceci de particulier qu’on y chercherait vainement l’idéal tant on y trouve de démesure frottée de ressentiment.
par Michel Erman, Philosophe et écrivain
publié le 11 avril 2017 à 17h06
(mis à jour le 11 avril 2017 à 17h48)

Si la philosophie apprécie peu les émotions et les passions dans lesquelles elle voit souvent une défaite de la raison, la politique, au contraire, leur trouve une positivité comme le rappelle Machiavel quand il prétend que le pouvoir se soutient des affects les plus ordinaires, car là serait la réalité humaine. Et La Rochefoucauld de surenchérir : «Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours.» Aussi bien discerne-t-on des attentes affectives chez l'électeur dans la mesure même où les candidats s'adressent à lui comme à un sujet doté d'affects. D'autant que le scrutin présidentiel qui consiste à choisir un chef incarnant l'auctoritas pousse à s'identifier à celui-ci et amène, peu ou prou, les gens à voter en fonction de leur idéal du moi. Mais la campagne électorale actuelle a ceci de particulier qu'on y chercherait vainement l'idéal tant on y trouve de démesure frottée de ressentiment. Avec l'indignation portée en bandoulière par le champion du «dégagisme» qu'est Jean-Luc Mélenchon, la colère associée à la peur irriguant les discours de Marine Le Pen, la rage s'autorisant du désespoir social - certes, parfois habillée d'humour - d'un Philippe Poutou, le mépris de nombre de gens faisant aux politiques un procès en cupidité, les diverses accusations de trahison proférées à l'encontre des uns ou des autres, nous sommes immergés dans une atmosphère psychopolitique qui met en jeu des aversions plus que des désirs, et participe d'un rétrécissement des idéaux dans la cité. Tout se passe comme si, en arrière-plan de cette manière d'idéaliser les rejets et les dégoûts, il y avait l'ombre de la présidence de François Hollande et le cortège de fiertés blessées, de colères vindicatives et d'orgueils fortifiés qu'elle a suscité.

Quelque chose qui justifie les passions tristes s'est déréglé, cela n'est guère surprenant dans notre société individualiste et narcissique qui laisse entendre à chacun qu'il «le vaut bien», comme le serine une fameuse publicité, et que tout est en son pouvoir. La Constitution de la Ve République exige d'un candidat à la fonction suprême qu'il incarne la puissance politique selon le modèle wébérien associant le charisme à la rationalité et, partant, qu'il expose les moyens et les fins de son projet. Toutefois, dans cette campagne, nombreux sont les candidats qui mettent en scène des affects marqués par l'hostilité pour émouvoir et pour impressionner, comme s'il fallait donner aux électeurs le sentiment qu'ils existent au lieu de leur proposer des fins rationnelles, et cela au risque de dévitaliser la politique. Ainsi, ils interpellent le peuple plutôt qu'ils n'incarnent l'auctoritas ; ce n'est pas tant l'identification qu'ils cherchent à susciter plutôt que la sujétion car, comme le disait Sartre, «la conscience qui s'émeut ressemble assez à la conscience qui s'endort». Rappelons qu'en démocratie, il ne saurait y avoir d'exercice passionné du pouvoir. Les désillusions de la servitude volontaire et leur idéal mélancolique ne sont pas loin.

Dernier ouvrage paru : le Lien d'amitié. Une force d'âme, Plon, 2016.