Dans une nouvelle écrite dans les années 1950, le maître de la science-fiction Isaac Asimov imagine un nouveau genre de système politique dans lequel un ordinateur géant a la faculté de calculer la tendance de l’opinion à partir de millions de paramètres et de désigner un seul électeur – le plus représentatif de tous – qui a le pouvoir d’élire le prochain président.
Nous sommes encore loin d’un tel système, puisque les sondages sont réalisés généralement sur la base d’un «échantillon représentatif» de 1 000 personnes environ. Mais la puissance de ces prédictions n’en est pas moins exorbitante. Qu’on en juge au poids des sondages dans notre démocratie. En amont de l’élection, les sondages sont de formidables propulseurs de candidatures et on leur connaît désormais cet incroyable pouvoir de faire émerger des candidats dont la crédibilité électorale ne tient qu’à leur score virtuel, lui-même incroyable. Au moment de l’élection évidemment avec cet incontournable «vote utile»… l’utilité en question n’ayant d’autre instrument de mesure que le baromètre établi par les instituts de sondage. Certains prêtent même aujourd’hui aux sondages la faculté d’inspirer le retrait d’un candidat au profit d’un autre ! Le danger est grand dès lors, soit que la prophétie devienne auto-réalisatrice au détriment d’une pleine et entière liberté de choix des électeurs, soit que les sondages se trompent et qu’ils faussent le calcul des citoyens.
Prétendu caractère scientifique
Un tel pouvoir donne le tournis et l’on serait en droit d’attendre que l’activité sondagière soit particulièrement encadrée par la loi. Que soient par exemple connues les méthodes de calcul, qui à partir de «résultats bruts» permettent d’en arriver aux «résultats nets» au prix d’ajustements dont on espère qu’ils ne sont pas purement arbitraires. Las ! Présentant leur activité comme «scientifique», les instituts refusent de rendre public ce qui constitue à leurs yeux des «secrets de fabrication». Le seul contrôle prévu est exercé par une Commission des sondages atone, que l’on n’entend jamais et dont, à vrai dire, peu de citoyens connaissent ne serait-ce que l’existence.
Un encadrement légal plus strict apparaît à cet égard tout à la fois démocratiquement nécessaire et juridiquement possible. D’une manière générale, toutes les informations concernant les méthodes utilisées devraient être rendues publiques afin que leur prétendu caractère scientifique puisse être soumis à la critique de la communauté scientifique, comme c’est le cas de tous les travaux qui se parent des vertus de l’objectivité et de la rigueur.
Critères évanescents
Mais c’est avant tout en période électorale que la loi aurait vocation à mieux encadrer cette activité. A cet égard, une proposition a été formulée qui consisterait à interdire les sondages deux mois avant l’élection. Outre que cette mesure aurait pour effet de cristalliser l’opinion à ce moment précis, ce type d’interdiction se heurterait tout à la fois à la liberté d’entreprendre et à la liberté de la presse, qui ont valeur constitutionnelle.
Une autre voie semble pourtant envisageable : celle d’une interdiction relative où ne seraient prohibés durant cette période que les sondages portant sur les personnes pour ne conserver que ceux portant sur les propositions. Ainsi, le pouvoir d’influence des instituts de sondages serait-il contenu au moment où il est le plus évidemment palpable. Ainsi pourrions-nous échapper à cette période assez malsaine de la vie politique où notre attention est focalisée sur les courbes de popularité fluctuant au gré de critères évanescents. Sans oublier qu’une telle mesure aurait au demeurant pour effet secondaire mais vertueux d’inciter les électeurs à s’intéresser davantage au contenu des programmes qu’à la personne des candidats.