Menu
Libération
TRIBUNE

Présidentielle : les candidats n’aiment pas le travail

Burn-out, harcèlement, insatisfactions, mal-être, frustration… Toutes les enquêtes soulignent la condition malheureuse des travailleurs. La plupart des prétendants ne parlent que d’emploi, mais n’abordent pas la question même du travail.
Quartier de la Défense, à Paris. (Mat Jacob/Tendance Floue)
publié le 18 avril 2017 à 17h06
(mis à jour le 18 avril 2017 à 18h20)

Disons le tout net : la question du travail n’a pas été centrale dans la campagne présidentielle. Pourtant, il est urgent de reconnaître qu’à côté de la crise de l’emploi que notre pays connaît et en partie à cause d’elle - parce que le chômage pèse sur les conditions de travail et le partage des salaires et déforme le rapport de force en faveur des employeurs - s’est développée une crise du travail. La remarquable enquête française sur les «Conditions de travail» (Dares-Insee), jamais commentée par les politiques, ou l’enquête européenne du même nom, donne des résultats édifiants qui témoignent des grandes difficultés d’exercice du travail que rencontrent nombre de nos concitoyens au quotidien.

Trop souvent les responsables politiques et/ou administratifs au pouvoir balaient ce genre de résultats d'un revers de la main : le vrai sujet, ce serait l'emploi, pas le travail. Ceux qui ont un emploi auraient déjà bien de la chance. Et pourtant, le nombre de personnes se déclarant stressées au travail, indiquant devoir se dépêcher souvent ou toujours, ne pas pouvoir apporter le soin nécessaire à une tâche, ne jamais ressentir la fierté du travail bien fait est en hausse en France, particulièrement dans la fonction publique d'Etat et plus encore la fonction publique hospitalière dont le mal-être est immédiatement discernable pour qui veut bien consacrer quelques minutes à la lecture des résultats de l'enquête française. Quant à l'enquête européenne, elle met en évidence la très grande médiocrité des conditions de travail dans notre pays relativement à nos voisins. On objectera que la grande enquête de la CFDT sur le travail a montré que 77 % des personnes interrogées se disaient heureuses au travail. Sans doute. Mais 35% d'entre elles indiquent aussi que le travail nuit à leur santé ; 40 % des ouvriers et employés disent que «le travail délabre» ; plus de la moitié des répondants soulignent que leur charge de travail est excessive ; 58 % indiquent ne pas pouvoir faire correctement leur travail.

Cette question doit donc bien être remise au cœur du débat et prise au sérieux. Pas seulement parce que l'amélioration des conditions de travail permettrait (aux employeurs, à l'assurance maladie, à l'Etat…) de faire des économies. Mais surtout parce que, comme l'ont rappelé successivement l'Organisation internationale du travail (OIT) en 1919, au moment de sa création («il existe des conditions de travail impliquant pour un grand nombre de personnes l'injustice, la misère et les privations, ce qui engendre un tel mécontentement que la paix et l'harmonie universelles sont mises en danger») et la philosophe Simone Weil dans la Condition ouvrière une vingtaine d'années plus tard («la société ne peut être stable quand toute une catégorie de travailleurs travaille tous les jours, toute la journée, avec dégoût»), la dignité du travail est l'un des piliers d'une société vraiment libre, tout autant que le plein-emploi.

Il faut donc bien tenir les deux ensemble, et surtout ne pas vouloir, comme trop de candidats à la présidentielle le suggèrent, développer la quantité d'emploi au détriment de sa qualité en créant des emplois précaires, mal payés, de courte durée, instables, dont la rupture est facile, le tout pour faire croire que l'on a réussi sur le plan du chômage. Redisons-le, les résultats «spectaculaires» de l'Allemagne ou du Royaume-Uni s'expliquent, en partie, par la précarisation du travail (27 % des emplois de ces pays sont des temps partiels, souvent courts, et généralement occupés par des femmes), et si l'Allemagne affiche un taux de chômage flatteur (5,9 %), le taux de salariés pauvres y est près de trois fois plus élevé qu'en France (22,5 % contre 8 %).

Il faut donc remettre au cœur de nos programmes la double préoccupation de la quantité et de la qualité de l'emploi, ce qui exige de renforcer, comme le suggère l'OIT, les protections et les droits des travailleurs - dans chaque pays mais aussi au moyen de normes internationales dont le respect devrait être assuré (car «la non-adoption par une nation quelconque d'un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d'améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays») - de soutenir des rémunérations du travail décentes, de renforcer les syndicats et de lutter contre les déserts syndicaux, de ne plus laisser aux seules mains des dirigeants d'entreprise la question centrale de l'organisation du travail.

Plus de pouvoirs aux représentants des salariés, une nouvelle conception de l'entreprise, plus démocratique : c'est déjà cela que prônait, en 1936, quelques mois après les grèves de juin, la philosophe Simone Weil dans un chapitre de la Condition ouvrière intitulé «Principes d'un projet pour un régime intérieur nouveau dans les entreprises industrielles». Elle suggérait notamment que la section syndicale puisse imposer le respect de la vie et de la santé des ouvriers, et que ce même respect de la vie humaine limite le pouvoir patronal de licencier parce qu'une mesure aussi grave «risque de briser une existence». Certes, nous avons fait de ce point de vue quelques progrès. Mais des progrès toujours remis en cause au nom de la rentabilité et de la compétitivité, des progrès mangés par l'intensification du travail et des cadences : les règles permettant de rendre le travail soutenable continuent d'être dénoncées par une partie des économistes comme la cause du chômage. C'est avec tout cela qu'il nous faut rompre si nous voulons éviter que la condition malheureuse des travailleurs, qu'ils soient indépendants ou salariés, en contrats courts ou à durée indéterminée - et j'inclus ici évidemment tous ceux qui ont perdu leur emploi -, ne débouche, comme à d'autres époques ou dans d'autres lieux, sur des votes où les plus démagogues remportent la mise.

Nous devons remettre la question du travail au cœur de nos politiques. Et, plus précisément : la question de l’automatisation, qui n’est en rien un gage d’humanisation du travail et doit devenir un objet central de délibération collective; celle de l’organisation du travail et de l’extension des logiques gestionnaires dans les secteurs privés et publics ; celle du contenu et du sens du travail ; celle des buts de l’entreprise, qui ne peut plus, comme de nombreux chercheurs de toutes disciplines le montrent aujourd’hui, prétendre avoir pour seule vocation de faire du profit ; celle de la participation des salariés et de leurs représentants à la prise de décision ; celle du partage civilisé du travail et de la répartition des investissements professionnels, domestiques et familiaux entre les hommes et les femmes - sujet trop peu abordé dans cette campagne.

Adéodat Boissard, un juriste qui participait aux débats précédant la publication du premier code du travail français en 1910, écrivait dans Contrat de travail et salariat que, tout comme en matière politique la démocratie avait succédé à la monarchie, il était temps qu'en matière économique le régime de partage égal succède au régime de partage inégal. Ce temps est-il venu ? Nous disposons, en tout cas aujourd'hui, des propositions scientifiques et politiques nécessaires pour avancer sur la voie de ce qu'un très grand nombre de nos concitoyens disent souhaiter ardemment : un travail soutenable, utile et plein de sens permettant à chacun d'exercer correctement l'ensemble de ses rôles.