Le mois dernier, j’ai été chargée d’évaluer 94 dossiers de candidatures pour des bourses d’entrée à l’université. C’est un travail très long et délicat car l’enjeu est souvent crucial pour les candidats, pour la plupart issus des minorités - Latinos et Asiatiques, pour l’écrasante majorité.
Les dossiers, au début, sont difficiles à lire. Ils sont pleins d’acronymes et de chiffres, d’abréviations et de codes à usage interne. Mais comme avec les archives, à première vue incompréhensibles, on s’y fait, on apprivoise lentement le document, qu’on apprend à lire et à interpréter. Au bout d’une heure, on est presque chez soi. Reste l’obligation professionnelle, et morale, à classer ces dossiers, en privilégier certains, en rejeter d’autres. C’est là où le calvaire commence.
Il faut comprendre que ces dossiers sont le (très) haut du panier et ne concernent que des élèves ayant atteint, à l’école, l’excellence absolue dans tous les domaines. A un point quasi inimaginable. Nés en 1999, ces jeunes garçons et filles ont décroché des «A» dans toutes les matières sans exception, jouent d’un instrument de musique depuis l’âge de 5 ans, appartiennent à un orchestre ou une fanfare, sont présidents du club d’échecs, de Rubik’s Cube, de théâtre ou de karaté local, font du bénévolat dans les hôpitaux ou pour quelque œuvre de charité, sont les auteurs d’une application populaire, ont déjà inventé une puce innovante ou ont levé des fonds pour le développement d’un programme scientifique. Ils veulent tous changer le monde. Ils sont l’avenir.
Nombreux sont issus de milieux défavorisés. Deuxième génération d’immigrés, première génération d’étudiants. Le dossier indique les disparités géographiques - très significatives aux Etats-Unis - les revenus et la profession des parents. Les écarts sautent aux yeux. Mère célibataire, serveuse, 35 000 dollars par an, 4 enfants. Père ingénieur, mère avocate, 600 000 dollars par an, 1 enfant. Et ils sont tous des cracks à l’école.
Je n’ai pas fait de statistiques, mais je dirais à vue de nez que 95 % se destinent à être des scientifiques - ingénieurs, informaticiens, biologistes, médecins. Les autres se verraient bien économistes ou businessmen. Une chose est sûre. Pas un seul poète, pas un aspirant artiste, pas un écrivain. Pas un historien, ni de géographe ou même de sociologue. Cela peut changer en cours de route. Mais l’intention de départ est bien là : intervenir «concrètement» dans la société et gagner de l’argent.
Cette uniformité dans l'excellence et dans les choix professionnels frappe d'autant plus que tous les dossiers se ressemblent de façon encore plus inquiétante dans la forme. Comme s'ils avaient été écrits par la même personne, une sorte de troisième couteau de Hollywood, soucieux de faire le «pitch» et de se plier à un «storytelling» exaspérant. Plutôt que de nous dire : «Je joue du piano depuis l'âge de 4 ans», ce qui aurait suffi, le candidat se croira obligé de mettre en scène sa première rencontre avec le clavier : «Bang, bang, bang ! Je ne pouvais m'empêcher de pouffer. Mes petits doigts s'écrasaient sur les touches blanches et noires, tandis qu'on me regardait sans rien dire. C'est, en tout cas, ce que ma mère m'a raconté. Car comment pourrais-je me souvenir ? J'avais 4 ans à peine, etc.» Comme s'il s'agissait d'attirer à tout prix l'attention du rapporteur (moi, en l'occurrence) en «racontant une histoire». La conséquence est exactement inverse. Au sixième dossier similaire, on a envie de tout envoyer valser. A la place, on se calme, on analyse ce qui ressemble fort à un préjugé culturel, et on se renseigne.
J’ai ainsi appris que, sur le marché terriblement concurrentiel de l’entrée à l’université, des conseillers étaient payés à prix d’or pour rédiger les dossiers dans un certain «style», censé «plaire» aux lecteurs chargés de faire la sélection. Les parents se saignent ainsi aux quatre veines pour bénéficier de cette aide à la rédaction, qui est présentée comme un sésame incontournable. Loin d’être facilitée, la tâche des rapporteurs est, au contraire, compliquée par ce marketing obligatoire, puisqu’il faut dès lors redoubler d’attention pour essayer de trouver une trace d’humanité sous l’épaisse couche commerciale de cette langue uniforme de robots et de ce discours débilitant.
Sans vouloir extrapoler abusivement à partir d’une expérience aussi minuscule, je me suis malgré tout interrogée sur l’usage de la langue formatée aux Etats-Unis. Mais quelle langue ne l’est pas ? Les politiques, les médecins, les commerciaux, les marchands d’art, les ouvriers, les étudiants, les professeurs, toutes les corporations ont leurs codes. Il y a une langue de gauche, une langue de droite. Il y a le politiquement correct et le politiquement dégueulasse. Il y a la parole de la rue, de la télévision, des réseaux sociaux, du rap, de l’élite, des «ploucs». Si bien que parler ne consiste pas à s’exprimer mais à choisir entre tous ces langages, en fonction de notre désir d’appartenance à une identité ou notre volonté de conformité à un groupe.
Et puis, «il» est arrivé. Il a dit que les Mexicains étaient tous des violeurs, il a imité un journaliste handicapé en se secouant devant un micro et une foule rigolarde, il a assuré que les filles, il les attrapait par la chatte. Quel rafraîchissement. Enfin un mec qui dit ce qu'il pense, qui ne s'emmerde pas avec tous ces codes à la con. Sauf que cet homme utilise le plus archaïque et le plus éculé de tous les discours : la langue du patriarcat et du populisme, celle d'un vieux mâle blanc, belliciste, qu'on croyait en coma dépassé. Cette langue de brute refait désormais surface partout dans le monde. Rien n'est plus faux que ce proverbe : «On ne refait pas l'histoire.» On passe son temps à la refaire, au contraire, et à faire du faux neuf avec du vrai vieux.
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.