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Libération
Chronique «Ecritures»

Que trouveront demain les archéologues à Calais ?

Des migrants marchant dans la «jungle» de Calais, le 30 octobre. (Photo Philippe Huguen. AFP)
publié le 28 avril 2017 à 17h06

Le terrain est nu. La bretelle quitte la N216 un peu avant Calais, s’en va mourir en contrebas du ruban goudronné, dans le sable des abords de la ZI des Dunes. La lande est rare, maigre. On sent le sol anormalement fatigué, le sable moins fin qu’ailleurs. Est-ce bien là qu’ont vécu, pendant un an et demi, jusqu’à 7 000 migrants ? Est-ce bien parmi ces dunes qu’ont été distribués, au pic du mois d’août 2016, 9 000 repas par jour ?

J’étais venu en octobre 2016, de nuit, quelques jours après le début du démantèlement de la fameuse «jungle». J’avais vu le camp de la Lande aux trois quarts détruit par les bulldozers et les feux, certaines tentes encore habitées pour quelques heures par des irréductibles qu’on entendait tousser derrière leur toile, dans l’air chargé de fumée. De toutes parts les décombres s’entassaient, armatures de campements calcinés, piquets de tente épars, milliers d’emballages plastiques plus ou moins fondus, linge éparpillé, chaussures, cartons.

Je reviens six mois plus tard, et je suis d’abord étonné : la place est nette. Il est 16 heures, je suis seul. Le soleil cogne. Du campement ne reste rien, ni personne. Un panneau dit : «Site interdit au public. En 2016, l’Etat et le Conservatoire du littoral ont réalisé d’importants travaux de restauration écologique et de reconquête paysagère sur le site de la lande de Calais. Toute intrusion nuirait à la renaturation du site.»

Me frappe ce vide, ce silence, après l’occupation si dense de 2015-2016 et le brouhaha médiatique d’octobre dernier. Je pense aux milliers d’hommes et de femmes qui vivaient là, Soudanais, Afghans, Erythréens et autres qui rêvaient de passer outre-Manche. Où sont-ils à présent ? Combien les ont déjà rejoints ou remplacés, dans la lande et ailleurs ? Où sont-ils passés, surtout, les projecteurs des médias qui, pendant quelques jours, avaient fait de ces hectares de sable l’épicentre de tous les JT ? Combien de candidats à l’élection présidentielle auront eu le courage de pointer la faiblesse des engagements de la France en matière d’accueil des réfugiés ? Combien auront eu le cran de réaffirmer, à rebours de la peur et des amalgames ambiants, notre devoir élémentaire d’hospitalité ?

J’avance parmi les dunes. A chaque pas ou presque mes yeux rencontrent des objets demeurés là malgré les ratissages successifs. Je me penche. Ramasse ici une brosse à dents. Là un stylo. Un morceau de miroir. Un peigne. Un rasoir. Une louche - utilisée combien de fois, pour servir combien d’assiettes ? Un flacon de shampoing miniature «Le Jardin des Alpes, 35 ml». Des cuillères. Une fourchette. Deux préservatifs neufs, malgré la poussière, péremption juin 2018. Plus loin, un ballon de foot jaune. Puis un autre, blanc, griffé OM, en plastique très léger - de ces ballons qui au premier shoot s’envolent en trombe imprévisible.

J’avais d’abord ressenti, en voyant le site désert, une sorte de stupeur - celle de la trace volée, du passé déjà arasé, nettoyé. Il n’en est rien. Tout est là. Le sol se souvient. C’est une sensation étrange. Tout a disparu. Et en même temps tout continue d’être là. Tracé des allées de l’ancien bidonville. Mamelon sablonneux qui surplombait le camp dit «des conteneurs». Sacs poubelles noirs abandonnés à demi pleins, signe d’une campagne de ramassage toujours en cours.

Plus loin je me baisse pour ramasser un rectangle de plastique brûlé de soleil, griffé de sable : le titre de séjour italien, toujours valide, d’un homme d’origine afghane qui l’aura perdu sans doute dans la hâte du départ. Sur la photo, l’homme a l’air hagard des portaits pris au flash, de nuit, dans l’urgence d’un centre surchargé. Où dort-il ce soir ? A-t-il été relogé avec d’autres dans un CAO du Massif central, de Bretagne, des Pyrénées ? A-t-il été renvoyé en Italie ? Est-il toujours là, en famille peut-être, à quelques centaines de mètres seulement, toujours aussi précairement caché, continuant malgré tout de vivre, de se brosser les dents le soir, de se peigner chaque matin devant un bout de miroir, de jouer au foot parfois ?

J’imagine les archéologues de demain, s’ils viennent un jour à fouiller cette lande. J’imagine les explications qu’ils chercheront à cet entassement humain aussi fantastiquement dense qu’éphémère. La description qu’ils tenteront de faire de nous, Français de 2017, animaux bizarres, assez inquiets malgré notre richesse collective inédite dans l’histoire pour laisser s’amonceler ainsi des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants à deux pas de chez nous dans le sable, en pleine zone Seveso, sur le site d’une ancienne décharge - puisque cela aussi ils le découvriront, en creusant un peu plus profond encore. Nul doute que nous aurons des comptes à rendre. Nul doute que notre prochain président aussi en aura, et avec lui la politique d’accueil qu’il décidera, sitôt délivré du contexte électoral, de mettre en œuvre ou pas.