Questions à Denis Cogneau, directeur de recherche à l'Ecole d'Economie de Paris (PSE), à l'IRD et à l'EHESS et spécialiste d'histoire économique de l'Afrique.
Les économistes disposent-ils des bons chiffres pour étudier l'Afrique ?
Des chiffres relativement fiables ne sont pas inaccessibles, mais il faut beaucoup travailler ! On ne peut pas se contenter de reprendre aveuglément les données proposées par les organisations internationales comme la Banque mondiale ou par les instituts de statistique nationaux. Si on est un économiste un peu sérieux, on confronte et on retravaille les données de seconde main et on produit des données de première main en faisant des enquêtes ou en extrayant des archives, comme n'importe quel chercheur en sciences sociales. Ce n'est pas du tout spécifique à l'Afrique, mais c'est sans doute plus nécessaire pour l'Afrique qui est encore mal connue car sous-étudiée, et où les instituts de statistique et de recherche sont pauvres et produisent peu. De surcroît, des économies où les marchés sont moins intégrés, le salariat peu répandu, et la fiscalité d'Etat moins présente posent de redoutables questions de mesure des revenus et des prix, dans l'espace et dans le temps. Mais il ne faut pas être trop sceptique ou pessimiste, et moins encore « conspirationniste » en pensant que les chiffres sont toujours manipulés (même si cela arrive bien entendu). Les données les plus déficientes sont sans doute celles qui dépendent d'un enregistrement administratif régulier, comme par exemple la production d'électricité, les effectifs scolaires, l'offre sanitaire, et même le recensement des fonctionnaires ou des comptes budgétaires détaillés. Cependant même dans ces domaines il y a des progrès. Par ailleurs, de nombreuses enquêtes auprès des ménages, menées par les gouvernements, les agences d'aide ou les chercheurs, permettent pour partie de combler ces lacunes et apportent des informations extrêmement précieuses sur de nombreuses dimensions des conditions de vie, l'éducation, la santé, les pratiques agricoles, la sociabilité ou la corruption au quotidien, etc. La base statistique laisse encore à désirer, cependant on manque moins de données exploitables que d'analystes pour les exploiter. C'est dommage car du coup les fantasmes ont facilement libre cours, ou bien les avis intéressés ou performatifs, qu'ils émanent des gouvernements, des agences d'aide ou de notation et des investisseurs. Par exemple les sociétés africaines sont trop souvent décrites comme des conglomérats ethniques ahistoriques aux frontières poreuses et aux Etats impotents. Par ailleurs, un afro-optimisme pro-mondialiste et un afro-pessimisme catastrophiste se succèdent à haute fréquence.
En quoi l'étude de l'histoire économique peut-elle apporter un nouvel éclairage sur cette question ?
Dans le monde universitaire anglophone, on assiste depuis plusieurs années a un renouveau de l'histoire économique de l'Afrique. Pensez-vous que les historiens francophones vont eux aussi suivre cette tendance ?
Il y a encore de gros débats sur ce qu'il faut réellement qualifier d'histoire économique, et donc de quel renouveau ou renaissance on parle, particulièrement dans le monde anglophone. Dans la lignée du paradigme appelé « néo-institutionnaliste » (Douglass North puis Daron Acemoglu par exemple), on voit se multiplier des travaux qui utilisent les variations historiques ou géographiques pour analyser le rôle des institutions sur le développement économique. Certains de ces travaux sont vraiment intéressants, d'autres sont plus des ersatz type Canada Dry : on met en relation un élément du passé plus ou moins lointain, par exemple la centralisation politique précoloniale, l'intensité de la traite négrière, avec le développement économique contemporain, le plus souvent à travers une corrélation spatiale, en utilisant l'atlas ethnographique produit dans les années 1960 par l'équipe de George P. Murdock, fortement discutable sur le plan historique. Il n'y a pas beaucoup d'histoire là-dedans, et par ailleurs la preuve statistique est pour la même raison assez laxiste. D'une certaine façon on retrouve les mêmes erreurs que dans les travaux plus anciens que critique Jerven, que d'aucuns parodient comme du « Wikipedia avec régressions » (la régression étant l'instrument de base de l'analyse des corrélations en économétrie). A côté de ça, il y a aussi de plus en plus de travaux d'histoire économique dignes de ce nom, par exemple au sein de l'African Economic History Network, avec des gens comme Gareth Austin (Université de Cambridge), Morten Jerven justement (Université Norvégienne des Sciences de la Vie), Alexander Moradi (Université de Sussex), ou Ewout Frankema (Université de Wageningen), et d'autres. Tout cela fait qu'on peut lire bien plus d'histoire économique de l'Afrique aujourd'hui qu'il y a dix ou vingt ans, même si cette modeste renaissance repose encore sur peu d'individus et pas beaucoup hélas sur les contributions de chercheurs travaillant entre Sahara et Zambèze (hors donc l'Afrique du Sud). Cette renaissance en ce qui concerne l'Afrique peut s'appuyer sur le retour de l'histoire économique en général, qu'ont commenté récemment Guillaume Calafat (Université Paris-1) et Eric Monnet (Banque de France et PSE).
Côté francophone, j'ose espérer qu'il va y avoir aussi un regain de l'histoire économique de l'Afrique, qui était en déshérence depuis les années 1980, après les contributions d'Hélène Almeida-Topor, de Samir Amin, Catherine Coquery-Vidrovitch, Jacques Marseille, André Nouschi, ou Jean Suret-Canale. Les travaux que je mène avec mes collègues Yannick Dupraz (Université de Warwick), Elise Huillery (Université Paris-Dauphine), et Sandrine Mesplé-Somps (IRD), à partir des archives de l'Empire colonial français, vont dans ce sens. Il n'y a pas que les archives coloniales. En particulier, Samuel Sanchez (Université Paris-1) est le premier à exploiter les archives du Royaume de Madagascar pour analyser de façon fascinante la construction d'une fiscalité d'Etat avant la conquête française. Mohamed Saleh (Université de Toulouse) est aussi le premier à avoir exhumé et exploité les questionnaires individuels des recensements égyptiens de 1848 et 1868, mis en œuvre pendant la période d'autonomie relative de l'Egypte vis-à-vis des Empires Ottoman et Britannique. A la dernière conférence de l'African Economic History Network, les français étaient bien présents ! Là encore dans le monde francophone, il y a un retour plus général de l'histoire économique, comme le montre évidemment le succès des livres de Thomas Piketty. A l'Ecole d'Economie de Paris (PSE) et à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), le Centre François Simiand tout récemment créé se propose de réunir des historiens et des économistes pour donner vie à cette renaissance. L'EHESS et la ville de Paris sont candidats pour accueillir en 2021 le congrès de l'Association internationale d'histoire économique, qui n'a pas été organisé en France depuis 1962. Le succès rencontré par l'histoire globale ou décentrée proposée notamment par Patrick Boucheron (Collège de France) permet aussi d'escompter que les aires non-occidentales seront bien mieux représentées que par le passé au sein de ce champ. Enfin il est bon d'éviter un africanisme trop fermé sur lui-même, car il y a aussi à apprendre de l'histoire économique de l'Inde ou de l'Amérique Latine, notamment grâce à des jeunes chercheurs comme Guilhem Cassan (Université de Namur), Oliver Vanden Eynde (PSE), ou Facundo Alvaredo (PSE & EHESS).
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