Questions à Emilie Guitard, chargée de mission Recherche et directrice adjointe de l’Institut Français de Recherche en Afrique (IFRA) Nigéria (CNRS/MAEDI), basé à Ibadan. Anthropologue spécialiste des relations à l’environnement dans les villes africaines (Cameroun, Zimbabwe, Nigéria), elle travaille actuellement à la publication de sa thèse « « Le grand chef doit être comme le grand tas d’ordures ». Gestion des déchets et relations de pouvoir dans les villes de Garoua et Maroua (Cameroun) », lauréate du prix de thèse 2016 du Musée du Quai Branly-Jacques Chirac.
Comment se passe la gestion des déchets aujourd’hui?
Les modes de gestion individuels et institutionnels des déchets sur le continent africain sont multiples aujourd'hui, selon les contextes dans lesquels on les observe. Cette première observation, qui peut paraitre évidente, s'oppose pourtant à deux images d'Epinal récurrentes dans les médias occidentaux sur ce thème. D'une part celle de populations africaines qui vivraient dans la crasse, éparpillant leurs déchets domestiques et humains n'importe où chez eux et dans l'espace public par pauvreté, paresse et/ou ignorance des règles d'hygiène les plus élémentaires (la fameuse image de l'enfant morveux avec des mouches plein les yeux, malheureusement encore trop visible dans nombre de reportages et de campagnes de collecte de fond à des fins humanitaires voir ce stéréotype dénoncé par la compétition du Rusty Radiator, décerné chaque année au spot télévisé le plus problématique, ou par l'humoriste sud-africain Trevor Noah, dans son sketch « The UNICEF fly »). D'autre part celle d'Africains pauvres mais inventifs, contrebalançant leur manque de moyens par leur créativité dans l'art de créer des objets du quotidien à partir de matériaux recyclés (telles les fameuses lampes à huile ou petites voitures en boite de conserve, vendues aujourd'hui à prix d'or dans les concept stores branchés des capitales occidentales).
Il en est de même au niveau institutionnel. Contrairement à un autre stéréotype largement répandu, les politiques publiques de gestion des déchets dans nombre de contextes africains ne datent pas de la période coloniale. Plusieurs royaumes et chefferies « pré-coloniaux » (notamment en pays mossi, samo et kasena au Burkina-Faso, mais aussi à l'Extrême Nord du Cameroun, dans les royaumes guiziga Bui Marva et Zumaya) ont pu élaborer des modes de contrôle très complexes des déchets de leurs sujets et de leurs dirigeants, à des fins de marquage de leur territoire, pour assurer leur cohésion et renforcer leur pouvoir. Dans les cité-états peuls et musulmans du Nord Cameroun, comme Garoua et Maroua, des règles de police strictes, soutenues par des valeurs religieuses et identitaires, imposaient des modes de gestion spécifiques des déchets à leurs sujets dans les espaces publics.
Que signifie recycler aujourd'hui ?
La récupération, le réemploi et le recyclage des déchets font justement partie de ces efforts remarquables opérés par les individus sur le continent, sans être suffisamment ou correctement valorisés par les autorités et les acteurs du développement. Ces derniers ont notamment tendance à se focaliser sur des initiatives associatives visant surtout la production d'objets très spécifiques, ne trouvant pas toujours preneurs sur les marchés locaux (pavés autobloquants et tuiles en sacs plastique noirs, jouets en ferraille, paniers de course en fibres plastique, etc.). Or dans les contextes citadins où j'ai pu travailler au nord du Cameroun, et plus récemment au sud-ouest du Nigéria, la récupération et le réemploi s'exercent plutôt sur une multitude d'objets déchus et de restes au cœur des foyers, essentiellement à des fins d'économie. Les ménagères surtout réutilisent bouteilles plastique, contenants en verre, résidus de cuisine et de repas (pour nourrir le petit bétail par exemple), vêtements, etc. ou les donnent ou revendent à l'extérieur. Ce sont ces pratiques domestiques intensives de revalorisation des déchets qui conduisent les ménages des villes secondaires et des quartiers populaires des grandes villes du continent à produire généralement moins de 500gr de déchets par jour et par personne, essentiellement organiques (plus d'1kg/jour pour un Français selon l'Ademe).
Paradoxalement, alors que les efforts et l'ingéniosité de ces récupérateurs sont vantés chez nous, jusqu'à la caricature parfois, leur activité est à peine tolérée dans la plupart des grandes villes du continent, quand elle n'est pas considérée comme une source de nuisances et combattue, comme à Lagos où les « cart-pushers », collecteurs informels à l'aide de carrioles et récupérateurs ont été interdit en 2010 par les autorités. En témoigne aussi le sort dramatique d'une centaine de récupérateurs vivant sur la décharge d'Addis Abeba, tués dans un grand éboulement en mars dernier, et dont « la plupart des habitants d'Addis ont découvert [l'existence] en même temps que la presse internationale », à l'occasion de ce drame.
Il y a heureusement des initiatives plus positives dans ce tableau plutôt sombre. Il faut regarder notamment du côté du Rwanda et de sa capitale, Kigali, qui constitue un exemple en matière d'assainissement et de gestion des déchets, qui passe notamment par une interdiction drastique des sacs plastiques et des dépôts « sauvages ». On peut aussi se tourner du côté de la société civile et des initiatives privées, notamment à Lagos où fleurissent les « green start-ups » spécialisées dans la collecte porte à porte à vélo et le recyclage des déchets domestiques, comme WeCyclers ou RecyclePoints. Reste enfin, plus que jamais, à poursuivre les recherches, notamment en sciences sociales et humaines, sur les pratiques effectives des citadins africains en matière de gestion des déchets, pour mieux les comprendre, les situer dans un contexte spécifique, mais aussi et surtout les valoriser et élaborer des projets d'assainissement, notamment avec une forte dimension écologique, en partant de celles-ci.
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