Jamais des élections en France n'auront à ce point-là porté au jour les effets particuliers et les limites évidentes des règles électorales qui sont les nôtres. Bien des hommes politiques, des politistes et des sondeurs en ont pourtant longtemps chanté les louanges. Le scrutin uninominal majoritaire à deux tours, constitué en pilier de la Ve République, a été paré de toutes les vertus, nourrissant des aphorismes qui tenaient un peu du proverbe et beaucoup de l'injonction, et justifiant des raccourcis amnésiques qui faisaient du principe majoritaire l'une des conditions de la démocratie, au risque de confusions théoriques nombreuses.
A lire aussi Vers la fin du scrutin majoritaire à deux tours ?
«Au premier tour on choisit, au second on élimine», nous disait-on. La règle majoritaire devait obliger les candidats à mobiliser leur camp, puis à rassembler au-delà pour obtenir une majorité large et avec elle une légitimité incontestable, conférée par la volonté populaire et non par des tractations d’appareil et des alliances de partis. Cette règle promettait donc la stabilité des institutions et des gouvernements, que nulle manœuvre partisane ne pouvait plus renverser, l’expression juste des préférences des citoyens dont les voix avaient exactement le même poids, la clarification de l’offre politique partagée entre une majorité et une minorité, un «plafond de verre» contre les extrêmes, incapables de la double opération de mobilisation pour atteindre la majorité.
Dirigeants «mal élus»
La croyance était si forte – et l’utilisation purement tactique de la proportionnelle en 1986 si contestable que les signes d’une érosion et même d’un écroulement démocratique de la règle majoritaire n’ont pas été pris au sérieux. Ils étaient pourtant là depuis des années, s’accusant peu à peu : défiance des électeurs devant une représentation nationale qu’ils ne tiennent plus pour représentative et dans laquelle la répartition des sièges a finalement peu de choses à voir avec le poids réel des partis politiques ; absence de représentativité sociologique des élus comme le montre la composition de l’hémicycle dont les femmes, les jeunes, les classes populaires et les représentants de la diversité sont, en bonne part, absents ; resserrement tendanciel sur la longue durée des écarts de voix, produisant mécaniquement des dirigeants nationaux ou locaux «mal élus» dont la victoire laisse à beaucoup un goût amer et qui sont régulièrement sanctionnés par les électeurs dès que l’occasion se présente. En 1995, les deux qualifiés du second tour rassemblèrent moins de 45% des voix, ce qui obligea plus de la moitié des électeurs à revoir leur choix. 2017 est un laboratoire de cette crise, que plusieurs équipes du CNRS ont justement choisi pour terrain d’enquête. Cette élection invite donc à poser de manière urgente plusieurs questions.
Les primaires ont-elles véritablement permis de rassembler les deux camps avant l’échéance présidentielle («au premier tour on choisit») et de donner une dynamique réelle à ceux qui en ont été les vainqueurs ? Sans doute pas, notamment parce qu’elles ont dévoilé la confusion des partis, drogués aux sondages pour oublier la fuite des militants : la majorité des militants n’est pas celle des sympathisants qui n’est elle-même pas celle des électeurs. Sarkozy, Valls et Juppé, puis Hamon et Fillon, en ont fait l’expérience, qui ont trop tôt cru aux promesses de majorités de partis et de carrés de partisans.
Le scrutin majoritaire à deux tours peut-il continuer d’imposer la loi d’airain du bipartisme et en tout cas la confrontation régulière de deux blocs opposés ? Là encore, on peut en douter. La montée et l’enracinement du FN, l’émergence d’En marche et surtout la fin, annoncée et cette fois peut-être scellée devant nos yeux, des reports de voix systématiques, des fronts républicains et autres cordons sanitaires, invitent à en douter et du coup à s’interroger sur la pertinence de maintenir en l’état un système qui multiplie les déçus et semble désormais tout jouer sur un coup de dés où quelques points, voire quelques dixièmes de points, séparent les candidats (moins d’un point entre Mélenchon, Fillon et Le Pen à l’issue du premier tour).
Impasses démocratiques
La règle majoritaire peut-elle continuer à se satisfaire de l’égalité théorique des suffrages, de la liberté et du secret du vote pour prétendre assurer aux citoyens une juste représentation de leurs préférences et une véritable participation à la chose publique ? La déception de nombreux électeurs devant la mise en œuvre des décisions qu’ils pensaient avoir prises lors des élections montre là encore qu’il n’en est sans doute rien et que la vie démocratique doit aussi reposer sur des pratiques électives et consultatives qui débordent des temps électoraux prescrits. A quoi bon avoir une citoyenneté en pointillés, qui ne s’exerce qu’à échéance fixe et rare ?
Que l'on aspire ou non à une VIe République, tout indique qu'il faut repenser notre manière de concevoir et d'organiser la décision collective, la participation des citoyens, l'engagement de chacun dans les affaires de tous et que les manipulations successives des institutions pour aller vers plus de présidentialisation, plus de personnalisation du pouvoir, moins d'élaboration en commun de la loi, ont épuisé les démocrates et la démocratie. Et l'un des moyens qui s'offre à nous pour sortir de cette course à l'abîme, c'est justement de corriger ou d'atténuer les effets de nos modes de scrutin en adoptant, en partie ou totalement, à l'échelon local ou national, des règles concurrentes, dont plusieurs expérimentations récentes ont prouvé l'efficacité et l'équité. Le vote par rang, par exemple, qui en attribuant un classement aux candidats permet de mesurer l'intensité des préférences et des rejets et qui aurait porté au pouvoir Bayrou en 2007 et non Sarkozy. Ou le tirage au sort d'assemblées citoyennes, dont le projet de refonte de la constitution islandaise à partir de 2010 a montré la pertinence. Ou encore le scrutin par liste, dont certaines variantes (avec biffage des noms) permettent justement aux électeurs d'écarter des élus qu'ils jugent incompétents ou indésirables et qui se pratique par exemple en Suisse etc. Le champ des possibles est vaste. Sinon, nous retrouverons à chaque échéance de nouvelles impasses démocratiques, qui auront tôt ou tard raison de l'idée même de vote libre.