Je ne vais pas me mentir : quand Emmanuel Macron a traversé la cour du Louvre sur l'Hymne à la joie, seul avec son ombre noire, j'ai été émue. Quand il a chanté la Marseillaise la main sur le cœur devant un parterre de drapeaux, j'ai reconnu en moi le même trouble au bord des larmes que lorsqu'un de nos athlètes monte sur le podium aux Jeux olympiques ou quand le public ovationne les interprètes d'un chef-d'œuvre. Sauf que là, nuance, l'exploit restait à accomplir. Bien sûr il suffisait de penser aux caméras qui crapahutaient devant sa fausse solitude pour que disparaisse le sortilège. Mais tout de même… Quel étrange pouvoir, et comme il échappe à la raison ! J'étais si happée par la scène que j'aurais voulu oublier l'envers du décor, ne pas entrer dans les coulisses pour le voir pomponné par sa maquilleuse ou répéter son texte en s'aidant du prompteur, ne pas voir son visage se figer en masque dès qu'il a compris qu'il était déjà à l'antenne, ne pas m'apercevoir que s'il regardait ailleurs et ne s'adressait donc pas à nous lors de son premier discours, c'est qu'il s'était trompé de caméra. J'aurais voulu que le spectacle soit parfait, tant qu'à faire, qu'on puisse y croire complètement, j'avais envie de rester dans ce mirage de bonheur qu'il proposait à notre détresse collective et à notre espérance commune, je voulais pouvoir suspendre le plus longtemps possible l'incrédulité, le décorticage, l'ironie qu'il s'appliquait à récuser, je voulais zapper le show vulgaire des danseuses dénudées, ne pas me dire qu'elles devaient se geler dans ce ballet misogyne, je voulais préserver l'illusion lyrique offerte à nos yeux par le prince neuf d'un Etat fantasmé dont nous étions un instant les rêveurs, je voulais rester dans l'énergie heureuse et sensible de ce jeune premier évadé d'un roman de Stendhal, je voulais laisser mon imagination s'embobiner sans fin sur fond de pyramide dans ce destin inouï, notre miroir fugace.
Qu'est-ce que c'était, cette pièce, au juste, cette représentation modèle ? Fidèle au ni-ni, ce n'était ni une tragédie ni une farce, ni Shakespeare ni Guignol. Non, plutôt une sorte de drame qui finirait bien, une histoire d'amour, disons - «amour», le dernier mot de son discours. J'avais envie que sa déclaration aux militants lors des meetings, «je vous aime farouchement», embrasse tous les Français, maintenant et toujours. Cet élan, cette ardeur, cette promesse, j'avais envie qu'ils ne soient pas joués, qu'ils soient sincères, qu'ils soient vrais, que tout soit vrai. Emmanuel Macron a commencé sa carrière sur les planches à 16 ans, il était doué, sûrement, il a même épousé sa prof de théâtre. Personnellement, je me réjouis qu'il sache avec allant réciter le Misanthrope - plus Philinte qu'Alceste, sans nul doute -, c'est toujours infiniment mieux que de jeter la Princesse de Clèves aux orties au profit de grands raouts Bygmalion. Certains ne voient en ce président littéraire qu'une marionnette ficelée par le CAC 40, voire «la poupée gonflable» du capitalisme, un acteur manipulé qui n'aurait la main ni sur son texte ni sur son programme. Le 7 mai, pourtant, il a passé la rampe. Est-ce à cause du paradoxe sur le comédien défini par Diderot : qu'un acteur n'est jamais meilleur que lorsqu'il n'éprouve rien de ce qu'il joue ? Je ne sais pas. Je veux croire que non. La suite le dira, donnons-nous le temps d'évaluer sa prestation dans le rôle-titre. Une chose est sûre, et poignante, quand on regarde les images qui, ici ou là, réunissent Macron et des ouvriers menacés de licenciement : eux ne jouent pas. Ils sont des acteurs - des acteurs essentiels - mais ils ne jouent pas. A quel point ils ne jouent pas, sinon leur vie, c'est douloureux à regarder, c'est écrit sur leurs visages. Ils n'ont, dans les deux sens du terme, pas de costume, pas de masque, pas de souffleur, ils ne manient pas les outils de la rhétorique ou de la séduction. Sur la scène aux dorures brillantes, on les cantonne à faire de la figuration, quand ce n'est pas à rester off.
Dans une ancienne vidéo, on entend Brigitte Macron dire aux élèves de son cours de théâtre : «Je voudrais voir comment vous tombez.» Ça m'a rappelé la fin d'une pièce de Novarina où un personnage tend la main à un mort, et celui-ci se relève. Ce qu'on voudrait, nous, maintenant, c'est voir comment il va nous relever, tous et chacun, surtout ceux qui ne savent pas jouer à tomber. Et si le monde est un théâtre, et si le monde est un trésor, que personne ne soit oublié dans la distribution.
Cette chronique est assurée en alternance par Christine Angot, Thomas Clerc, Camille Laurens et Sylvain Prudhomme.