L’Histoire, et mieux même, le «sens de l’Histoire» sont fréquemment mobilisés, au prix parfois de quelques approximations et anticipations flagrantes, quant à l’hypothétique suppression prochaine de l’automobile individuelle en ville. A Paris, la fermeture du tronçon central de la voie express rive droite et l’ouverture officielle du parc «Rives de Seine» en avril 2017 nous semblent emblématiques d’un phénomène «moderne» dont les contradictions et les effets pervers – notamment sous formes de coûts sociaux cachés – ne sont que trop rarement évoqués.
Une communication unilatérale invoque certes, avec grandiloquence et autorité, une «reconquête» pour valider l’irréversibilité de la situation, mais elle mérite d’être elle-même remise en perspective par-delà les exorcismes à bon compte d’une écologie spectacle moralisante. En effet, pour sa justification soigneuse, la nouvelle affectation des lieux témoigne de la téléologie environnementaliste à l’œuvre dans cette bataille picrocholine où les oppositions sont qualifiées d’«incompréhensibles», disqualifiées comme passéistes et réduites aussitôt à l’insignifiance. De plus, le tableau mériterait d’être élargi à d’autres intérêts moins à la mode peut-être que ceux des suites de la COP21, des Jeux olympiques du «share» de 2024 et des ambitions nationales d’hommes et de femmes politiques. Bref, si le théâtre ne manque pas de grandeur, il nous semble cependant que les bases de son décor doivent être réajustées.
Certes l'automobile mérite d'être désacralisée – toutefois de façon étonnement concomitante une belle exposition culturelle à la Fondation Cartier en rappelle cette saison toute la charge poétique potentielle par-delà la trivialité si souvent affichée… – mais on relèvera qu'il se noue sur cette scène des problématiques aussi très sérieuses relatives à la mixité des espaces publics et le simple rappel du fait que la persistance d'usages fondamentaux comme la mobilité – ou l'auto-mobilité - n'est pas une fin en soi et donc nuisible par nature, constitue déjà une position décalée.
Grand récit simplificateur
Dans un contexte général de réécriture des «Trente Glorieuses», pour partie nécessaire, il ne nous est pas possible de souscrire au grand récit simplificateur historique qui tend à ne faire de la présence de l’automobile en ville – surtout à Paris, ville des premiers constructeurs et développements de l’automobilisme avec le premier Salon mondial - que la marque d’une intrusion, réduite à une «parenthèse» qui aurait été celle d’un «tout-voiture» hégémonique au cours du second vingtième siècle. Cette position catégorique reconstruite traduit avant tout l’ignorance de la tradition de la pluralité des cultures de transport dont hérite plutôt la métropole parisienne.
Sans s’exposer plus avant dans l’outrance polémique, nous nous contenterons ici de relever que l’idéologisation de l’espace public à l’œuvre sur les bords de la Seine à Paris est aussi susceptible d’avoir des conséquences inattendues. L’horizon démocratique souvent invoqué du «débat nécessaire», ouvert de surcroît aux échelles spatiales susceptibles d’être vraiment pertinentes, doit permettre de souligner la très difficile convergence entre la voie sur berge rive droite, nouvelle forme et formule, en mode loft urbain à ciel ouvert, et la voix de l’Histoire attentive aux héritages de la civilisation automobile de la métropole parisienne.
Le procès sans fin en illégitimité de l’automobilisme, fondé sur l’essentialisation d’un peuple de conducteurs présumés élus, est au sens propre idéologique et ne dit pas les coûts réels, sociaux et politiques, d’une transition qui ne peut pas, au rythme réaliste des temporalités urbaines, être rapide. Ce que l’on perd, d’une part, et ce que l’on gagne d’autre part, sont deux choses qui doivent être bien mesurées. Les outils ne manquent plus pour établir la mise à mal objective des conditions de circulation dans le centre de Paris et par répercussions, dans ses alentours. En un mot, l’origine et la destination de la pensée magique – bien à la peine tout de même, car fondée sur les espoirs d’une très hypothétique évaporation -, méritent d’être approfondies. Que le réel puisse résister et soit rugueux, voilà en effet la surprise ! N’est-ce pas également parce qu’il est porteur d’une certaine cohérence ?
Loin d’être anecdotique, l’équilibre circulatoire d’une cité ressemble à un objet philosophique par essence fragile, et celui de la capitale, – qui jamais n’a fait toute la place à une automobile individuelle réputée «hégémonique», ce qui est heureux –, se trouve désormais affecté à un point tel que cela atteste surtout chez certains le désir irrévocable d’avènement d’une autre ville, dont la recomposition sociologique est irrévocable, ce qui reviendra à en exclure les derniers pisse-froid.
Contresens anachroniques
Toutefois, cette production urbaine ne doit pas être aveugle sur ses finalités : une lecture ludique, touristique et récréative de l’espace public, même labellisée par l’Unesco, doit-elle exclusivement et définitivement l’emporter ? Pour que Paris demeure la ville des possibles souhaitées par la génération bâtisseuse de l’après-guerre, quelques fondamentaux ne méritent-ils pas d’être rappelés par-delà le «plébiscite» annoncé de ce nouvel espace par la déambulation sympathique et approbative du grand public ?
Les espoirs inclusifs portés par la ville de la période, désormais vilipendée, de la croissance économique ? Le procès des «Trente Glorieuses» et de leurs infrastructures n’en finit donc pas, quitte à conduire ses procureurs jusqu’à des contresens anachroniques patents. Des «nostalgies» généreuses peuvent au contraire avoir encore une valeur et feindre d’oublier que l’automobile a été un formidable outil de démocratisation et de libération de la cité est une distorsion de l’histoire.
Une forme de circuit fermé de la rhétorique accusatoire de l’automobile fondée sur une vision archaïque des modes et de la route en particulier conforte une paresse d’argumentation évidente sur l’histoire du réseau parisien, la période Pompidou étant systématiquement instrumentalisée et immanquablement stigmatisée. Attention de plus à ne pas faire dire au réseau des choses qu’il n’a jamais portées et aux premiers militants anti-auto un propos autre que celui d’un précoce mais assez classique combat NIMBY («Not in my backyard»).
Une autonomie et une apesanteur superbes et parfois arrogantes, négatrices de l’existence d’intérêts divergents pas nécessairement illégitimes, explique l’indifférence aux critiques et aux autres territoires car, enfin, remarquons-le, à l’âge du Grand Paris, il manque toujours une vision stratégique globale, ne serait-ce que régionale, des équilibres modaux optimaux. Assurément l’âge du plus vite, plus loin, plus souvent et moins cher est-il révolu mais que les espoirs qui lui étaient liés le soit n’est pas si évident. Il semble y avoir beaucoup de non-dits dans la transition en cours vers la smart city ubérisée et robotisée qui est, à certains égards, loin d’être rassurante en fin de compte.