Intox, info bidon, rumeurs : le débat sur les fake newssemble avoir traversé l'Atlantique pour s'immiscer au cœur de la campagne présidentielle française. Emmanuel Macron a eu son comptant de fausses allégations, entre prétendu compte offshore et répugnance imaginaire à serrer la main des ouvriers. Que peuvent faire les médias ? Leurs rôle et responsabilités sont questionnés autant par les journalistes que par les intellectuels ou les lecteurs : l'impartialité et l'objectivité sont-elles encore de mise à l'ère Trump, à l'ère du Brexit, à l'ère de la montée du populisme ? Pour Barbie Zelizer (1), professeure à l'école de communication Annenberg de l'université de Pennsylvanie, le journalisme est enserré dans un carcan de codes éthiques désuets, de moins en moins capables de répondre aux mutations du métier et au contexte politique actuel. La spécialiste du journalisme et de la mémoire collective, anciennement reporter elle-même, considère qu'il est temps de mener une révolution des codes éthiques de la profession. Elle appelle à des décisions fortes et invite à l'audace. Les défis auxquels le journalisme fait face n'ont rien d'inédit, assure-t-elle, mais leur récurrence et leur intensité devraient aujourd'hui provoquer un grand sursaut.
Vous défendez depuis plusieurs années l’idée que les codes d’éthique journalistique sont vains. Pourquoi ?
Je pense que les codes d’éthique journalistique relèvent d’une pensée normative sans prise et sans efficacité sur le réel. Comment expliquer sinon que ceux qui discutent et invoquent ces normes soient le plus souvent extérieurs au métier ? Les critiques, les politiques, les universitaires et même le public réclament de telles normes alors que les journalistes eux-mêmes ne savent pas quoi en faire. J’y vois plusieurs explications : ces codes éthiques sont irréalistes et inatteignables, parce que l’éthique et le journalisme entretiennent un rapport inverse avec la pensée et l’action. Alors que l’éthique fonctionne de haut en bas, partant de l’universel et de l’abstrait pour l’appliquer au particulier, le journalisme ne peut que fonctionner de bas en haut, en improvisant sans cesse à partir de la contingence. Ce qui est problématique, c’est que ces codes éthiques ne sont pas seulement inefficaces, ils détournent l’attention des vrais problèmes. Ils refont surface à chaque fois que le journalisme est en difficulté, et ils sont si ancrés qu’ils empêchent la profession de se mouvoir vers d’autres horizons. Il y a un vrai fossé entre la promesse et la performance. Nous nous accrochons à ces normes éthiques parce que de manière primitive, elles nous permettent d’en revenir à des temps plus simples et plus certains. Mais elles en viennent à réifier l’éthique et à nous détourner de ce qu’il devrait y avoir de plus pressant pour le métier : fournir une information qui permette au public de s’engager éthiquement dans le monde.
Quels sont les indices de l’échec des codes éthiques ?
Ces indices parcourent l'histoire du journalisme. Les premiers codes d'éthique journalistique remontent à la fin du XIXe siècle : les valeurs de vérité, rationalité, objectivité, impartialité avaient surtout pour fonction de légitimer le journalisme comme profession plutôt que comme passe-temps, elles ne fonctionnaient pas comme des horizons pour guider la pratique. Ces normes ont toujours été plutôt inefficaces : en témoigne la façon dont les débats éthiques se répètent de manière très cyclique, et finalement très prévisible, dans le domaine du journalisme. Prenons deux exemples récents. D'abord, le scandale de News of the World en 2011, quand il a été révélé que pour obtenir des informations, des journalistes avaient piraté les téléphones de leurs sources et corrompu des policiers, des magistrats et des hommes politiques. Au XIXe siècle, rémunérer ses sources était courant. On se souvient du New York Times qui, en 1912, a payé 1 000 dollars pour parler à un survivant du naufrage du Titanic. Ou de David Frost, qui a payé 600 000 dollars pour avoir une série d'entretiens télévisés avec l'ex-président américain Richard Nixon en 1977.
Un autre exemple passionnant est celui des terribles images d’exécution diffusées par l’Etat islamique à partir de 2014. La question de savoir s’il faut montrer ce type d’images, orchestrées par les coupables eux-mêmes, se posait en des termes similaires à propos des photos-trophées prises dans les camps nazis, dans ceux des Khmers rouges, à Abou Ghraib en Irak, ou en Afghanistan. Ces exemples montrent bien que les codes éthiques n’ont pas su, événement après événement, clarifier ce qu’il convient de faire et de montrer lorsqu’une pratique aussi condamnable moralement suscite l’indignation du public.
L’échec des codes éthiques n’a-t-il pas une résonance contemporaine ?
Je crois que l’impuissance des codes d’éthique journalistique, même si elle n’est pas nouvelle, est exacerbée par le contexte actuel. Le journalisme connaît de nouveaux défis, notamment technologiques : l’actualité doit être traitée 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, les journalistes doivent être multitâches, travailler avec peu de moyens, dans un contexte de grande compétitivité au sein de la profession mais aussi en dehors, puisque maintenant les activistes, les amateurs, les passants créent et diffusent eux aussi les nouvelles. La mondialisation des contenus est un autre enjeu, parce qu’elle rend le sens de certaines notions éthiques très flou : comment parler de conflit d’intérêts, d’intérêt public, là où les institutions publiques sont corrompues ? Comment parler de vérité là où la liberté de la presse est menacée ? Peut-on encore parler d’impartialité dans les endroits du monde où il n’y a aucune tradition de société civile ?
Vous accordez une place importante à l’«ère Trump» dans vos récentes recherches : son élection est-elle un tournant, ou ne fait-elle que confirmer l’impasse dans laquelle se trouvent les codes éthiques ?
Le journalisme à l’ère de Trump offre une parfaite illustration de ce que je veux démontrer. Repensons à ce qui s’est passé en janvier, quand Buzzfeed a publié un document divulgué par un ancien membre des services secrets britanniques. Le document n’était pas authentifié, on ne pouvait pas en confirmer la source, mais il laissait soupçonner, dans ce langage mystérieux qu’est celui des services de renseignement, la proximité entre Trump et les services secrets russes (2). Pendant quarante-huit heures, tous les médias américains évoquaient cette archive, se refusant à en publier le contenu par professionnalisme. Quand Buzzfeed a franchi le cap, tous les autres médias ont émis des critiques sévères, parfois violentes, sur cette décision. Pourtant, n’était-ce pas le début d’une affaire qui s’avérerait être d’envergure ? Etant donné l’atmosphère qui régnait en ce tout début d’administration Trump, il me semble fou que tant de médias aient refusé de publier le document : les codes éthiques étaient totalement déconnectés des enjeux du moment, et pourtant les journalistes ont continué à les admirer comme une lanterne indiquant la voie à emprunter.
La volonté de lutter contre les fake news ne justifie-t-elle pas cette prudence ?
Les fake news ne sont pas non plus un phénomène nouveau. Elles sont aussi vieilles que le journalisme. Il faut évacuer de nos esprits l’idée que c’est un fléau qui date d’aujourd’hui, et qui aurait été inventé par les supporteurs de Trump. Cette approche anhistorique me semble très problématique. Plutôt que de s’entêter à vouloir vérifier, contextualiser, répondre par une impondérable indignation, nous ferions mieux d’essayer de comprendre d’où ces fake news émergent et pourquoi. Sinon, de même que les controverses sur les codes éthiques, elles ne feront que revenir. Il faut au contraire réfléchir au fait que la distinction entre le vrai et le faux n’est pas aussi claire qu’on le voudrait, qu’objectivité et point de vue coexistent toujours. Il faut aussi éduquer les lecteurs, cultiver cette «alphabétisation» sur laquelle vous insistez davantage en France mais qui nous manque encore beaucoup aux Etats-Unis. Le lecteur doit comprendre qu’il ne peut pas avoir toute l’histoire en lisant un article ou même un journal, quel qu’il soit.
Que préconisez-vous ?
Le journalisme doit refonder son éthique, et opérer un vrai redémarrage. Au mois de mars par exemple, Reuters a envoyé un communiqué à tous ses correspondants pour leur dire : nous savons comment couvrir la présidence de Trump, parce que nous le faisons partout ailleurs : cela s'appelle de l'autoritarisme. C'est le genre de position forte qui peut briser la rigidité des codes dans laquelle la profession est enfermée. Pourquoi a-t-il fallu autant de temps aux journalistes pour parler des mensonges de Trump comme de mensonges ? Le Wall Street Journal a même annoncé qu'il ne parlerait pas de mensonge parce que ce concept impliquait un jugement moral. Mais pourquoi les journalistes devraient-ils bannir tout jugement moral, surtout quand l'enjeu est tel ? Certains principes sont tellement profondément ancrés qu'ils en sont devenus paralysants. Il est crucial de comprendre que si l'ère Trump est un défi pour la profession de journaliste, c'est aussi une grande opportunité de changement. Pour la saisir, il me semble qu'il faudrait développer une plus grande camaraderie entre journalistes : si un média, ou même un journaliste, est interdit de conférence de presse, pourquoi les autres ne refusent-ils pas tous de la couvrir ? Il faut jeter les manuels de conduite, revoir les cas d'école. L'éthique journalistique doit recommencer dans le réel et sur le terrain.
(1) Auteure de What Journalism Could Be? (Polity, 2017). Elle enseigne cette année au Collegium for Advanced Studies d'Helsinki.
(2) Le rapport contenait des informations non vérifiées à propos de Donal Trump et assurait notamment que les services de renseignement russes détenaient une vidéo à caractère sexuel concernant le nouveau président des Etats-Unis.