Il est devenu presque banal de considérer le vote «Marine Le Pen» comme l’expression politique dominante des classes populaires. Nous avons examiné les résultats, en 2012 et en 2017, sur les mêmes quartiers populaires des départements littoraux de la région Occitanie. L’hypothèse est la suivante : si le vote FN est par excellence le vote populaire (c’est-à-dire, selon l’expression même de la candidate, celui de ceux qui souffrent, victimes de la mondialisation, etc.), alors nous devons trouver, avec la carte des Quartiers prioritaires de la politique de la ville, une incandescence du vote Le Pen.
En effet ces quartiers (ancienne dénomination : Zones urbaines sensibles) sont ceux où tous les indicateurs convergent pour identifier précarité économique et relégation sociale. Nous avons veillé à ce que les bureaux de vote qui s’y trouvent (le plus souvent des écoles) se rapportent en grande majorité ou en totalité aux populations concernées. En effet, certains bureaux de vote, bien que situés physiquement en Quartier prioritaire, se révèlent concerner un habitat pavillonnaire qui n’est que voisin, comme nous l’avons constaté à Beaucaire, par exemple, ou à Béziers pour certains bureaux du quartier de La Devèze.
Les bureaux de vote sont au nombre de 88. Ils sont situés dans les villes de Béziers, Lunel, Montpellier, Sète (Hérault) ; Alès, Bagnols-sur-Cèze, Beaucaire, Nîmes, Saint-Gilles (Gard) ; Carcassonne, Narbonne (Aude), Perpignan (Pyrénées-Orientales). Or, sur ces 88 bureaux de vote populaires, nous n’avions pas du tout trouvé ce résultat en 2012. Au contraire, ce qui caractérisait ces électeurs était d’abord qu’ils s’abstenaient plus, et ensuite qu’ils votaient plus à gauche et moins FN que la moyenne des villes où ils étaient situés. En 2017, le constat est-il différent, sous l’influence du tournant social-souverainiste du FN ? En aucun cas.
1. Un vote de moindre intensité : La participation reste structurellement inférieure dans l'ensemble des quartiers prioritaires. Globalement, le décrochage est de 5% par rapport à 2012, soit une baisse deux fois supérieure à la moyenne régionale. Par exemple, la mobilisation différentielle entre Sète (78% de participation) et ses Quartiers populaires (66,1%) atteint presque 12%. Le premier indicateur concernant le vote populaire est donc, sans véritable surprise, mais avec des contrastes assez sensibles entre villes, une abstention plus prononcée.
2. Un vote Le Pen inférieur à la moyenne : non seulement le vote FN est globalement inférieur dans les quartiers prioritaires à ce qu'il est dans la région Occitanie (13,8% des inscrits contre 18,2%), mais il est généralement inférieur à la moyenne des villes où se situent les quartiers. Ces écarts sont très forts dans le Gard à Nîmes (-7,6%), Alès (-10,5%) et Saint-Gilles (-15,4%). Ils le sont moins à Perpignan, Béziers ou Montpellier. Ainsi, l'idée selon laquelle le populisme du discours rejoindrait le caractère populaire du vote ne se vérifie nullement là où l'identité populaire des habitants est la plus prononcée. C'est même le contraire qui peut être constaté.
3. Une confirmation sur deux scrutins : hypothèse dans l'hypothèse, le tournant social-souverainiste avéré du discours frontiste a t-il un impact sur l'évolution du vote populaire ? La réponse est également négative. Globalement, dans ces quartiers, le vote Le Pen augmente de 0,1% (moins de 200 voix de plus). C'est une augmentation très en retrait de celle que nous constatons en région en général (+2,1%). Enfin, on ne constate pas de relation significative entre la conquête des municipalités par des majorités FN ou que celui-ci soutient (Beaucaire et Béziers) et une éventuelle croissance des votes FN dans leurs quartiers prioritaires. L'abstention y progresse plus que le vote Le Pen.
4. Un moindre reflux participatif : En Occitanie, le FN voit ses scores croître en moyenne de 6,5%, en pourcentage des électeurs inscrits. Au second tour Marine Le Pen atteint 1 033 853 voix, contre 762 087 au premier tour. Cela représente une augmentation de près de 36%. En pourcentage des électeurs inscrits, elle passe de 18,2% à 24,7% des électeurs d'Occitanie, ce alors même que la participation a reculé de près de 5%. Ces mouvements de flux FN et de reflux participatif ne sont pas homogènes dans la région, ni au sein des territoires. Ici encore, les quartiers populaires sont parmi ceux qui résistent le plus à la croissance du vote FN entre deux tours. Et, surprise pour certains, la participation y baisse, certes, mais moins que dans l'ensemble des villes concernées. On pouvait en effet penser que l'élimination de Jean-Luc Mélenchon priverait beaucoup d'électeurs populaires d'une motivation à voter. Ils sont pourtant restés mobilisés, sans doute en «contre», et plus nettement que les autres quartiers des villes.
5. Un vote blanc et nul inférieur à la moyenne : Enfin on pouvait supposer que si les quartiers populaires restaient dans le vote, c'était pour voter blanc et nul, soit refuser l'alternative proposée. Mais c'est le contraire que nous observons. Il apparaît en effet que le vote blanc ou nul (qui était l'un des choix «légitimés» par la France insoumise dans sa consultation) est moins usité dans les quartiers populaires que dans les villes où ils se situent. Deux interprétations sont possibles : la première est sociologique : le vote blanc et nul reste l'expression d'un électorat stratégique, investi dans l'élection, d'un certain niveau de connaissance des enjeux politiques ; la seconde est politique : le danger constitué par la présence du FN au second tour est plus ressenti encore dans ces quartiers, conduisant plus qu'ailleurs de ce sentiment à un vote Macron, pour écarter définitivement la perspective Le Pen.
Ces deux explications sont complémentaires. Si elles ne préjugent pas d'un «éternel populaire» rétif au FN, elles invalident l'autoproclamation du parti de Marine Le Pen en parti du peuple. Il n'y a pourtant pas lieu d'être rassuré. D'une part, il faudrait étendre cette observation, et voir par exemple si ce que nous constatons dans les quartiers populaires méditerranéens reste valable dans les quartiers populaires du Nord-Est. D'autre part, cela est d'autant moins rassurant que, selon un effet de halo, ce sont souvent les bureaux de vote immédiatement voisins des populaires qui, eux, voient le vote FN prospérer. Qui peut penser que dans cet hinterland urbain de classes moyennes et populaires, la frontière soit intangible, indifférente aux transformations du monde ? Il n'y a pas de plafond de verre dans la pensée civique du peuple des villes. C'est un plafond de glaçons, et il faudrait songer à couper le chauffage.