Que révèlent les résultats de la présidentielle sur le type d’histoire qui intéresse les Français ? Grosso modo, un tiers d’entre eux se sont prononcés pour une histoire nationale et «patriote», deux tiers ont fait d’autres choix qui restent assez nébuleux. Rien ne dit que le tiers qui a choisi Marine Le Pen nourrit une idée claire de ce que peut contenir une mémoire nationale, si ce n’est chez certains de vagues souvenirs d’école primaire, mis au goût du jour pas les séries concoctées chez Frédéric Mitterrand et Stéphane Bern. Sans oublier un passage obligé par le Puy du Fou. Qu’attendent les électeurs qui ont choisi Macron au premier tour, puis ceux qui, faute de mieux, les ont rejoints au second ? Quelque chose sans doute qui se situe entre l’épopée nationale, plus ou moins gelée dans le politiquement correct et une ouverture sur l’Europe, voire sur le monde. Le pluralisme ici risque de tourner vite à la cacophonie, pire à l’indifférence et au présentisme.
En ce début de quinquennat, saisissons l’occasion de rêver. D’une mémoire commune qui puisse être partagée par tous ceux qui habitent sur le sol de la République autant que par leurs voisins, quelles que soient leur origine ou leur couleur. Si on ne veut pas se contenter d’un relookage mondialisant de l’histoire de France ni se perdre dans une histoire universelle, que proposer de concret ? On pourrait tout bonnement partir de la région où l’on vit, le Nord par exemple, en explorant la contribution qu’elle a pu apporter à l’histoire de l’Europe et à celle de l’humanité. Puis, sur cette base géographique, on s’emploierait à reconnecter la région avec d’autres parties du continent et du monde. En acceptant que l’historien d’aujourd’hui est aussi une sorte d’électricien chargé de rétablir les branchements que le temps a effacés ou que l’histoire nationale a préféré laisser de côté.
Région souvent ignorée, parente pauvre du patrimoine et du tourisme national, le Nord de la France se prête-t-il à cet exercice ? Les grands vestiges du temps de la mine, de la laine et du coton comme la désindustrialisation de la contrée amènent automatiquement à s’interroger sur l’histoire de la révolution industrielle, son essor, son coût humain et son déclin, puis à regarder du côté de nos voisins, la Belgique de la Wallonie, mais aussi la Grande-Bretagne de Birmingham et l’Allemagne de la Ruhr : comment là-bas la révolution s’est-elle déroulée et avec quels effets?
Les migrations d'avant-hier - l'afflux de main-d'œuvre étrangère dans le Nord à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle - font mieux comprendre les nouvelles migrations et les difficultés d'aujourd'hui, ne serait-ce qu'en les replaçant dans la longue durée. Qu'on songe aux explosions de xénophobie antibelge aussi bien qu'à l'intégration des migrants polonais ou italiens dans la population locale. C'est l'occasion de faire un peu d'histoire de l'Europe - pourquoi quitter la Pologne ou l'Italie au début du XXe siècle ? - mais également d'accrocher d'autres parties du monde, en particulier les ex-colonies d'Afrique, à ce passé local.
On peut même remonter plus loin : la frontière qui sépare la France de la Belgique, en fait la Flandre française du reste des Flandres, n'est ni un fait naturel ni un accident de l'histoire, mais elle s'est construite comme toutes les frontières européennes à coups de guerres et de marchandages. L'annexion de Lille à la France par Louis XIV peut aussi être lue comme une guerre de conquête pratiquée contre la volonté des habitants. De quoi rattacher un autre pays européen, longtemps occupant des lieux, l'Espagne, à la mémoire régionale. Et quitte à penser aux Pays-Bas espagnols, pourquoi ne pas rappeler qu'au XVIe siècle, Lille et sa région faisaient partie des domaines de Charles Quint, qui regroupaient une partie de l'Europe et des Amériques sous le sceptre de cet empereur né à Gand, capitale des Flandres orientales? Au temps de Rabelais, Lille côtoyait Séville, Milan et Mexico.
Ce travail de recomposition et de maillage vaut pour le Nord. Le faire à Marseille ou Strasbourg conduirait à rétablir d’autres connexions avec d’autres pays, à visiter d’autres époques et à traiter d’autres questions. On peut également le faire à Séville, à Milan ou à Hambourg. On ne réglera pas la construction de la mémoire européenne en restant coincés dans l’Hexagone, pas plus qu’on ne réformera l’UE sans tous nos voisins. La sphère nationale reste une étape importante, mais elle n’épuise pas la richesse du passé et il n’est pas dit qu’elle ait beaucoup de choses à nous dire sur les futurs qui nous attendent : quid de la Chine ?
Cette diversité et cette mise en phase sont le prix à payer pour se tailler des mémoires plurielles. Sans être coupées de l’endroit que l’on habite, celles-ci mobilisent des horizons et des temps multiples. N’est-ce pas l’ouverture dont nous avons besoin pour répondre aux questions qui agitent la planète et apprendre à naviguer d’une société à l’autre, sans craindre d’affronter des langues, des religions, des modes de vie et des passés qui ne sont pas les nôtres? N’est-ce pas le meilleur moyen de poser un regard critique sur le monde néolibéral qui nous englobe progressivement et sur ceux qui nous le présentent comme désormais incontournable ?
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.