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TRIBUNE

Une loi de moralisation, soit, mais nous devons changer de culture

Si on doit renforcer l’arsenal législatif, le plus important reste de faire éclater la bulle d’impunité dans laquelle vivent nombre d’élus. Et pour éviter la culture de l’entre-soi, pénaliser les conflits d’intérêts.
Lors de la conférence de presse de François Bayrou, le garde des Sceaux, sur le projet de loi de moralisation de la vie publique, à Paris, le 1er juin. (Photo Albert Facelly pour Libération)
par William Bourdon et Eric Alt, magistrat, vice-président d'Anticor
publié le 4 juin 2017 à 17h46

Le président de la République a voulu une loi sur la moralisation de la vie publique qui soit une loi fondatrice. C’est plus que souhaitable mais en contradiction avec un calendrier on ne peut plus serré.

Il y a pourtant un gisement de propositions sur la table, émises par tant et tant de rapports qu’il n’est pas nécessaire de mobiliser une imagination exceptionnelle pour que cette loi soit un marqueur fort dans la consolidation du dispositif législatif déjà mis en place à l’automne 2013. Dispositif qui n’a pas suffi à empêcher des dérives qui heurtent les citoyens. Constatons d’abord que la culture de la transparence n’existe pas en France car elle est contrariée par une culture de l’entre-soi qui persiste à produire ses effets toxiques. Ni Marine Le Pen ni François Fillon ne sont ignorants de la loi, ni distraits : ils connaissent la nature des faits qui leur sont reprochés. Leurs réactions s’expliquent par ce sentiment «hors-sol» qui anime certains responsables publics. Cette bulle d’impunité leur permet de sortir de la légalité, ou, en tous les cas, de créer un doute sur l’impartialité de l’appareil d’Etat, tout en ne cessant de pourfendre les atteintes à la probité. Le corollaire de ce comportement est l’absence d’un sentiment d’une quelconque «redevabilité» vis-à-vis des citoyens s’agissant de l’usage des ressources publiques, tel qu’on le trouve dans les pays scandinaves. Comment ne pas alors douter, à l’aune des révélations mettant en évidence un mélange des genres redoutable s’agissant du montage immobilier réalisé par Richard Ferrand. Ce montage, il a dû le taire au moment où les équipes du président de la République scannaient chaque ministre potentiel (toute autre hypothèse est impensable). Le sentiment d’impunité conduit assez facilement à se sentir décomplexé, et donc à mener quelques arrangements secrets entre intérêts privés et intérêt général.

Les propositions actuelles présentées jeudi par le garde des Sceaux vont évidemment dans la bonne direction. Elles ont une dimension nettement circonstancielle s’agissant de l’interdiction des emplois familiaux, mais il faut évidemment aller au-delà. Pour éviter que la culture de l’entre-soi ne connaisse de nouvelles mutations, il faudrait s’atteler à pénaliser les conflits d’intérêts. La France ne pourra pas en faire l’économie. L’article 432-12 du code pénal réprime la prise illégale d’intérêts mais elle est d’application difficile, car ceux qui jouent avec l’impartialité de l’Etat ou des collectivités territoriales font en sorte que leurs dérives restent secrètes. La loi du 11 octobre 2013 définit le conflit d’intérêts comme une situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction. Mais elle pose essentiellement des obligations déclaratives, et ne sanctionne que le manquement à ces obligations. C’est pourquoi la mise en cohérence des dispositifs répressif et préventif impose d’incriminer le fait pour un agent public ou un élu de prendre un intérêt de nature à compromettre manifestement son impartialité, son indépendance ou son objectivité. L’objectif : réduire au maximum les potentialités de doute des citoyens sur la loyauté de celui qui est désigné ou élu pour protéger et incarner l’intérêt public.

Pour les mêmes raisons, il faudrait créer une infraction pour un avantage injustifié accordé à soi-même. Il s’agirait d’incriminer celui qui, dans l’exercice de ses fonctions ou attributions, s’est, en méconnaissance de ses obligations, procuré un avantage injustifié, pécuniaire ou en nature, entraînant un préjudice pour l’Etat, l’administration, la collectivité ou tout autre organisme intéressé.

Cette infraction permettrait d’atteindre l’enrichissement illicite, c’est-à-dire l’augmentation substantielle du patrimoine d’un agent, quand celui-ci dépasse ce que cet agent peut raisonnablement justifier par rapport à ses revenus légitimes. La France s’est d’ailleurs engagée à réprimer ce comportement en signant la convention des Nations unies contre la corruption.

Enfin, il faut renforcer le dispositif de prévention des conflits d’intérêts. C’est essentiel. Il est urgent de prévoir, là encore, comme l’a recommandé la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, la création au sein de chaque administration d’une entité chargée de la déontologie qui pourrait être un lieu de dialogue confidentiel pour tous les agents publics, magistrats, fonctionnaires troublés par des situations dans lesquelles ils se sont mis ou dans lesquelles on les a placés. L’ensemble de ces structures pourrait faire rapport à la Haute Autorité, qui aurait la charge d’harmoniser la «jurisprudence» ainsi diffusée aux fonctionnaires. Elle présenterait également un rapport annuellement auprès du Parlement et donc devant les Français.

Voter une nouvelle loi n’est pas difficile, il est beaucoup plus difficile d’opérer un véritable changement de culture dont il faut bâtir les fondations. Certes, ce changement peut être facilité par un changement générationnel mais il exigera bien plus. Pendant une période, il faudra faire preuve d’intransigeance avec tous ceux qui n’ont à la bouche que la défense de l’intérêt général et qui, en même temps, le sacrifient à la logique du «pas vu, pas pris».

Ces arrangements avec soi-même et avec les autres sont évidemment irrigués par la logique des réseaux quels qu’en soient la matrice et le support. Ils font valoir l’allégeance plutôt que la compétence, et privilégient le service rendu dans une logique clientéliste ou clanique qui oublie l’intérêt public. Ces clandestines contreparties en forme de renvoi d’ascenseur nauséabond ne cessent de constituer un vrai obstacle à une durable moralisation de la vie publique.

La moralisation est un terme qui aujourd’hui s’impose pour des raisons symboliques et historiques évidentes, même si ce n’est pas forcément le plus adapté. Au-delà de cette terminologie, c’est l’impartialité de l’Etat et la confiance perdue des citoyens envers les décideurs publics qui sont en jeu.