La légende veut que, pour agrémenter les visites de Catherine II de Russie dans ses campagnes, un de ses fidèles, Grigori Potemkine, faisait construire des décors en carton-pâte pour donner l’impression d’un pays en plein essor et en dissimuler l’arriération. Le système constitutionnel français ressemble à un de ces décors. Et il vient de s’écrouler d’un seul coup, en dévoilant les décombres d’une démocratie ravagée qu’il parvenait de plus en plus difficilement à masquer.
Ce qui surprend le plus, c’est la misère de la parole politique qui se découvre une fois ces paravents abattus. Elle se manifeste de façon spectaculaire dans la déconfiture des partis de gouvernement, qui semblent s’être totalement évaporés. Mais, plus curieusement, elle semble également affecter le monde disloqué des résistants aux politiques libérales que le pouvoir qui s’installe entend poursuivre. Comme si l’accession au sommet de l’Etat d’un novice en marge du sérail des partis et planant sur la disparition du clivage droite - gauche avait frappé d’une subite obsolescence les affrontements usés entre majorité et opposition.
Pour les citoyens, la situation est donc parfaite. Ils ont entre leurs mains les cartes leur permettant de faire exploser le carcan vermoulu de la Ve République. Encore faut-il qu'ils s'invitent à la partie, ramassent la donne et jouent le jeu avec habileté. Tel est sans doute le plus réjouissant des défis qu'il leur faut relever à l'occasion des élections législatives qui viennent. Question : «Sont-ils prêts à entrer dans ce jeu ?»
On pourrait l’imaginer, tant la «société civile» se trouve, ces temps-ci, au centre de toutes les sollicitudes. Sous cette appellation douteuse, on regroupe en fait tous ceux et celles qui ont fui les partis depuis longtemps déjà et dont l’activité politique se déploie hors des institutions officielles de la représentation. En se constituant en «mouvements», La République en marche et La France insoumise ont rattrapé une partie de ces outsiders rejetant les affiliations partisanes en les appelant à contribuer à forger des plates-formes qui ont été portées par chacun de leurs deux hérauts. On sait lequel en a fait son profit.
Et maintenant, c'est au Parlement que cette foule de néophytes devrait donner un visage neuf et une composition qui ressemble à celle du pays. Tout semble donc conspirer à faire de 2017 l'année où la «société civile» s'est affranchie de la tutelle des professionnels de la politique et a brisé l'emprise qu'ils maintenaient sur la conduite des affaires publiques. Sauf que rien n'est encore joué et que le «backlash» antidémocratique est déjà en train de s'organiser, auquel les mots du président d'une Commission nationale d'investiture donnent le ton : «On a tellement présenté En marche comme un mouvement citoyen que certains de nos adhérents sont tombés dans l'excès, en y voyant un mouvement d'opposition aux élus (1).» Car voilà bien tout le mal : on a trop fait miroiter aux amateurs que la politique leur appartenait, et il va vite falloir les faire déchanter. Il n'a d'ailleurs pas fallu longtemps pour voir les manœuvres d'appareils, parachutages et accords secrets venir écraser «marcheurs» et «insoumis» dans des pratiques d'une époque dont la fin était pourtant annoncée dans les statuts de ces mouvements.
A quelques jours du premier tour des législatives, deux règles simples devraient guider les citoyens s’ils veulent commencer à en finir avec un ordre institutionnel qui les a dépossédés de leurs voix. La première : ne pas donner une majorité au président élu.
Pour faire la leçon aux cercles dirigeants, il faut démentir la maxime que les plus madrés de leurs membres aiment à répéter : «Les Français sont cohérents !» Rien ne peut arriver de mieux à la République que de voir le pluralisme gagner enfin le Parlement, et le devoir de s’aligner au nom d’une fidélité forcée se dissiper. En démocratie, la loi commune gagne à être élaborée par des majorités d’idées au terme d’un débat ouvert et informé. Mais si d’aventure La République en marche devait obtenir une majorité de sièges, ses élus siégeant pour la première fois devraient honorer sans faiblir l’engagement qui a suscité leur candidature : faire entendre les aspirations de la population. Il leur faudra ignorer les chantages de l’Elysée ou de Matignon - et résister aux ralliés de la dernière heure qui plaideront certainement pour le contraire. La seconde règle leur prescrit donc de s’assurer que le Parlement redevienne le lieu du débat public et d’un contrôle de l’action des gouvernants par les citoyens.
Ces deux règles heurtent, en France, plus de cinquante années de servitude politique fondée sur une hantise : garantir la stabilité de l’Etat. Elles contreviennent également aux mauvaises habitudes prises par une représentation nationale qui, en dépit des alternances, a reproduit les travers du caporalisme majoritaire. Mais, surtout, elles ne semblent pas concerner les innombrables qui désertent le vote parce qu’ils en ont été dégoûtés.
Comme un pays qui se défait subitement d’un régime autoritaire, la France vient d’entrer en transition démocratique. Sa première phase consiste à coopter ostensiblement, dans l’exécutif et le législatif, des personnes dont la qualité première est de n’avoir jamais exercé un mandat politique ou œuvré au sein d’un parti. Comme si cela les exonérait.
Beaucoup expriment leur scepticisme au sujet de l'innocence de cet appel à la société civile. Et rien ne certifie qu'il ne sera pas totalement étouffé une fois le scrutin passé. Mais puisque les politiques en sont (prétendument) à douter de leur légitimité, les citoyens devraient les confirmer dans leur crainte en favorisant l'élection de ceux et celles qui affichent la volonté d'aller occuper le Parlement pour «civiliser» les pratiques de la politique. Et à la question : «A quoi reconnaître ces téméraires ?». Il n'y a, à ce jour, qu'une réponse : «A chacun de le découvrir dans la circonscription où le vote se tient».
(1) «Le blues des marcheurs abandonnés», Libération du 22 mai.