Dans une décision du 4 mai, la Cour de cassation s'est opposée à la demande de rectification de l'acte de naissance d'une personne intersexuée, afin que soit substituée, à l'indication «sexe masculin», celle de «sexe neutre» ou, à défaut, «intersexe». La haute juridiction considère que l'indication obligatoire du sexe - féminin ou masculin - dans les actes de l'état civil «est nécessaire à l'organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur» et que «la reconnaissance par le juge d'un "sexe neutre" aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes».
Cette conception, véhiculée par la Cour de cassation, correspond à une vision résiduelle du sexe (aussi bien juridiquement que socialement) en tant qu'attribut des personnes. En effet, les organisations internationales (ONU, Conseil de l'Europe, Parlement européen…), la jurisprudence européenne (CEDH, CJUE), les juges français des premières instances et certains organismes comme la Commission internationale de l'état civil, le Défenseur des droits ou la CNCDH considèrent le sexe comme une composante de la vie privée, une identité intime et non pas un élément immuable d'ordre public. Les principaux intéressés, dans le manifeste du 3e forum international intersexe du 1er décembre 2013, demandent que «tous les adultes et mineurs capables puissent choisir entre femme (F) et homme (M), non binaire ou plusieurs options».
De surcroît, la binarité sexuelle, considérée comme nécessaire par la Cour de cassation, a été dépassée par certains de nos pays voisins. L'Allemagne délivre des certificats de naissance sans mention du sexe depuis 2013. De même, aux Pays-Bas, si le sexe de l'enfant est incertain, l'acte de naissance peut indiquer cette indétermination laissant à l'individu la possibilité de faire changer cette mention et se faire assigner un sexe à l'état civil. Le droit maltais permet, depuis 2015, de retarder l'enregistrement jusqu'à ce que le sexe de la personne soit déterminé. Au Portugal, lors de l'inscription d'un enfant intersexué, l'administration propose de choisir un prénom mixte afin de faciliter les démarches ultérieures. Par ailleurs, en 2014, la Haute Cour d'Australie a admis l'inscription sur les registres de l'état civil de la mention «sexe non spécifique». En Inde, à côté de la catégorie «masculin» ou «féminin», les formulaires proposent la mention «autre». En Afrique du Sud et en Nouvelle-Zélande, l'annotation «X» (autre sexe) peut être indiquée dans le passeport et l'Inde, la Malaisie, le Népal, ou encore la Thaïlande permettent la mention «sexe neutre» ou «indéterminé».
L’évolution de la jurisprudence européenne met en évidence le progressif abandon de la notion d’ordre public (c’est-à-dire d’indisponibilité de l’état des personnes) en faveur de celle de «vie privée», pour protéger les personnes transsexuelles. On peut voir dans cette évolution, la construction d’un droit à l’autodétermination.
Personne ne songe, de nos jours, à inscrire dans les pièces d’identité la religion, la race, la classe sociale ou l’affiliation politique des personnes. En revanche, l’assignation obligatoire à l’un ou l’autre sexe semble constituer une nécessité juridique majeure puisqu’elle refléterait une vérité naturelle. Or, les réalités de l’intersexualité et de la transsexualité démontrent le contraire.
Si, sur le plan juridique, le genre appartient à la catégorie d’identité dynamique plus proche de la religion, l’appartenance politique, la profession ou les goûts vestimentaires. Pourquoi le maintenir dans les documents d’identité ? J’ai été le premier juriste en France à demander l’abandon de la catégorie «sexe» comme identité statique imposée par l’Etat. Les associations intersexe souhaitent, elles aussi, que les catégories de sexe ou de genre soient supprimées des certificats de naissance ou des pièces d’identité.
Concernant la place du sexe dans l’état civil, nous sommes dans une situation de crise car, comme le souligne Gramsci, la crise, c’est quand le vieux est mort et que le neuf ne peut pas naître ou, pour reprendre les analyses de Kuhn sur les révolutions scientifiques, quand nous nous trouvons face à un changement de paradigme où coexistent au moins deux représentations, dont l’une est ancienne et l’autre nouvelle. Les deux systèmes (ou manières de voir) coexistent pendant un certain temps, comme le font tous les concepts dont on se sert pour comprendre et expliquer des croyances. Le vieux et le résiduel, c’est de considérer le sexe comme une donnée objective qui s’impose aux individus (y compris parfois brutalement comme les traitements chirurgicaux et hormonaux pratiqués sur les bébés intersexués) ; le nouveau, c’est de traiter juridiquement le sexe comme une identité personnelle et intime relevant de la subjectivité et de la liberté individuelles.
L'indisponibilité de l'état de personne apparaît comme résiduelle. Le modèle émergeant pour penser juridiquement le genre est celui de l'autodétermination, c'est-à-dire le droit de l'individu de disposer de lui-même, comme le propose, entre autres, la résolution 2 048 (2015) du Conseil de l'Europe.
Génération libre publie ce mercredi la note «le Sexe et l'Etat : de l'indisponibilité à la libre détermination de l'individu», par Daniel Borillo, juriste, maître de conférences à l'université Paris-Ouest-Nanterre et chercheur associé au CNRS