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Chronique «Historiques»

Libre sans exception

Chroniques «Historiques»dossier
Premier principe de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, la liberté est définie non pas comme une indépendance absolue, mais au contraire comme fondement du lien social. Le «libéralisme» du Président est éloigné de cette acceptation.
le 12 juillet 1789, Camille Desmoulins harangue la foule au Palais-Royal et appelle a la révolte contre le gouvernement peint par Barrias. (Josse.Leemage)
publié le 28 juin 2017 à 17h26

En France, le libéralisme politique a pour fondement la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. L'article 1 - «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit» - affirme une humanité une, inaliénable et capable pour faire usage et protéger cette liberté de se doter du «droit» contre l'arbitraire. Cet article est à la source de l'ensemble des droits déclarés, qu'ils concernent la liberté individuelle, attachée à chaque personne, ou la liberté collective dépendante des institutions politiques qui la garantissent. A ce titre, la liberté est bien le premier principe. Mais pour les révolutionnaires, elle est plus que cela. Elle est ce qui permet d'avoir foi dans la politique. Cet article 1 est l'objet d'une ferveur dans sa prosodie même, les enfants apprennent à lire en le déchiffrant, l'amour de la liberté y acquiert une dimension poétique, chez les lettrés comme chez les peu lettrés. Reste bien sûr à définir la liberté et le droit.

L’abbé Sieyès est l’un des grands théoriciens de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Selon lui, l’Etat social, qu’on pourrait aussi appeler les relations d’interdépendance en société, approfondit la liberté des hommes pourvu qu’on conçoive l’autre non comme un obstacle au bonheur, mais comme un moyen du bonheur. Ces deux conceptions du lien social fondent en fait deux manières de vivre en société : dans un état de guerre permanente de tous contre tous ou dans un état civil de liens réciproques utiles, de secours réciproques. Etre libre, ce n’est pas se déclarer indépendant pour faire le mal, comme le dira Saint-Just en l’an II, mais affirmer son désir de l’autre, son respect de l’autre. La résistance à l’oppression est alors fondée comme droit naturel au nom d’une liberté civile qui refuse tout rapport de domination ou droit du plus fort. Selon Sieyès, la force ne produit jamais de droit, quand la résistance à la domination en produit à coup sûr. Sont ainsi distinguées une liberté guerrière et une civile, la violence de la force oppressive et celle de la résistance à l’oppression. Dans cette tradition libérale, la violence insurrectionnelle ne peut être assimilée à la violence oppressive, que ce soit celle des pouvoirs exécutifs, celle des pouvoirs policiers du maintien de l’ordre, ou que ce soit celle des marchés financiers qui endettent les pays ou les individus.

Réfléchir à la définition de la liberté n’est pas seulement un exercice métaphysique, c’est une manière de saisir la ligne de clivage entre une demande d’ethos démocratique comme fondation du bien commun dans la Cité partagée, et l’affirmation des seuls intérêts individuels et privés. Ces deux conceptions de la liberté sont en débat pendant la Révolution française et le sont encore aujourd’hui. Que nous prépare-t-on comme liberté ? Tout est annoncé : le droit du patron à négocier sans contrainte juridique normative. La force de la richesse comme domination légale. L’état d’urgence comme forme juridique de gestion des conflits. Loin des libertés publiques, un état d’exception logé dans le droit ordinaire. L’époque aime les oxymores.

Le monde occidental s'est doté d'une doctrine, le «droit pénal de l'ennemi», adaptée à des situations qui ne sont ni la guerre ni la paix. De la même manière, nous aurons un état d'urgence qui ne sera ni exceptionnel ni ordinaire. Or ce ne sont pas de simples exercices de style. Le droit pénal de l'ennemi tue le droit public et le droit pénal libéral (1) et, accessoirement, il tue aussi ceux qui y perdent leurs droits de citoyens ordinaires. Car le droit pénal de l'ennemi n'est plus un droit visant les faits délictueux, mais un droit pénal de la dangerosité. Considéré comme «dangereux», vous basculez dans la catégorie de «l'ennemi» et n'êtes plus protégé par le droit ordinaire. Cela autorise l'Etat à assigner à résidence des individus sans toujours s'appuyer sur des faits avérés. Loin de ne cibler que des terroristes, l'état d'urgence a ainsi permis d'arrêter de nombreux militants de la COP 21. Il s'est aussi abattu sur des suspects de «délit de religion» sans qu'une enquête minutieuse et protectrice de la présomption d'innocence n'ait été menée. L'invention de ce concept d'ennemi autorise aussi les chefs d'Etat dotés de pouvoirs militaires à ouvrir des kill boxes pour tuer avec des drones ceux qu'ils ont fait basculer dans cette nouvelle catégorie dénuée désormais des droits protecteurs de citoyen. Ainsi, tuant sans que la guerre ne soit explicitement déclarée, le manipulateur de drone ne pourra être accusé d'assassinat.

L’enjeu est donc de savoir si l’on pourra remettre en question le droit positif grâce à nos vieilles normes énoncées sous forme de principes et issues du bloc constitutionnel, qui inclut la Déclaration des droits de l’homme de 1789, ou si la sphère juridique positive, le droit élaboré en assemblée législative, clôturera de fait la souveraineté du peuple, rabattue sur un drôle d’Etat de droit qui n’en aura que le nom désormais falsifié. On pourra alors continuer à exploiter avec âpreté le travail humain, à déchirer les papiers des réfugiés à la frontière italienne, à assoiffer ceux de Calais, à incriminer ceux qui osent vouloir encore les aider, à arrêter des individus jugés dangereux, à tuer en dehors de tout théâtre d’opération. Une liberté guerrière sans limite. Bel été pour cette révolution «en marche» qu’on ose encore appeler libérale mais qui ne doit rien à la tradition de 1789.

(1) «Droit pénal de la dangerosité, droit pénal de l'ennemi», par Geneviève Giudicelli-Delage, séminaire au Collège de France, juin 2009. Et «"Cet ennemi intérieur, nous devons le combattre". Le dispositif antiterroriste français, une manifestation du droit pénal de l'ennemi», d'Olivier Cahn, Archives de politique criminelle, 2016.

Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.