Le juge Lambert est mort. «Juge-Lambert», qu’on prononçait comme un seul mot, quand on ne disait pas le «petit juge». Au point qu’on hésite une seconde, qu’on cherche un peu avant de se rappeler son prénom. Jean-Michel.
L'ancien magistrat, à la retraite depuis trois ans, a été retrouvé chez lui près du Mans, la tête recouverte d'un sac plastique. «Il ne présentait aucune trace de violence, a précisé mercredi le procureur. Aucune trace d'effraction ni de désordre n'a été constatée sur place. Aucun écrit de nature à expliquer ce décès n'a été découvert.» Le dossier a été confié au service régional de police judiciaire (SRPJ) d'Angers, qui devra dire s'il s'agit bien d'un suicide et quelles pourraient en être les causes. Sa mort intervient en tout cas au moment où de nouveaux rebondissements ont amené les enquêteurs à s'intéresser à nouveau aux membres de la famille Laroche.
En 1984, Jean-Michel Lambert avait incarcéré Bernard Laroche, l'oncle de Grégory. Avant de le libérer trois mois plus tard faute d'avoir réuni les preuves de son implication dans la mort de l'enfant. Quelques semaines encore, et Jean-Marie Villemin tuera Laroche. Jean-Michel Lambert était hanté par la mort de Bernard Laroche, qu'il n'avait pas mis sous protection policière à sa sortie de prison. Pour lui, Laroche était innocent et il le répétait encore dans le livre qu'il avait publié en 2014, De combien d'injustices suis-je coupable ? Il se taisait en revanche sur le sort de Christine Villemin, qu'il avait inculpée en 1985 et qui a été totalement innocentée depuis.
«J’ai été grisé»
A la sortie de son ouvrage, Libération lui avait consacré un portrait. Difficile à écrire. Jean-Michel Lambert avait 63 ans, c'était un homme sympathique et touchant, enthousiaste à l'idée qu'on parlerait des romans policiers qu'il écrivait. Il semblait désirer une chose impossible : qu'on n'attache plus son nom à celui de l'affaire. Mais c'était aussi, forcément, le «petit juge» devenu plus vieux qu'on venait rencontrer. Quelle vie avait-il eu après «ça» ? Quelle carrière ? Quels cauchemars ? L'affaire Grégory, et les erreurs qu'il avait commises (il n'était pourtant pas le seul à les avoir accumulées, comme il le rappelait) lui étaient indéfectiblement liées. Le portrait est difficile, aussi, à relire aujourd'hui. «Il a pensé au suicide, "par flashs"», écrivait-on alors. «J'avais repéré l'endroit où ça se passerait, nous confiait-il. Je savais à quelle rampe de l'escalier du tribunal j'accrocherais la corde.» Sa femme institutrice et ses trois enfants l'avaient, disait-il, arraché à ses sombres pensées.
Dans le bar de cet hôtel du Mans où on l'avait rencontré, Jean-Michel Lambert était aimable, doux. Il souriait presque timidement. Son corps frêle avait quelque chose de gauche. Il baissait souvent les yeux - son regard n'était pas fuyant, plutôt empêché. Lors de l'affaire, un journaliste du Nouvel Obs avait écrit : «Malheur à la ville dont le juge est un enfant.» Jean-Michel Lambert avait effectivement quelque chose, troublant, d'enfantin, à 63 ans encore. Difficile de cerner cet homme duquel émanait parfois un air naïf et insouciant, lui qui ne l'était sans doute pas, lesté par le drame par lequel il avait été submergé, trop jeune et inexpérimenté.
«J'ai été grisé», reconnaissait-il. «C'est forcément flatteur de voir son nom dans les grands journaux», confiait-il aussi. Quand il hérite de l'affaire du meurtre de Grégory Villemin, le juge d'instruction a 32 ans, Epinal est son premier poste. «Je n'ai pas accordé au départ toute l'attention que j'aurais dû à ce dossier. J'étais le seul juge d'instruction d'Epinal. J'ai fini l'année avec 229 dossiers. Grégory portait le numéro 180», reconnaissait-il trente ans plus tard. La pression est énorme, et Jean-Michel Lambert est fasciné par les médias - une voie professionnelle qu'il a pensé suivre. A l'époque, les magistrats ne sont pas formés à répondre à la presse et la hiérarchie de Lambert le laisse aux prises avec des journalistes qui tantôt l'invitent au restaurant pour le faire parler de l'affaire, tantôt l'injurient dans leurs pages - «Salaud systématique», «petit juge binoclard et boutonneux»…
«Léo m’a tutoyé»
Le juge ne résiste pas à commenter ses décisions dans les journaux, voire à livrer ses états d'âme (comme quand il explique au journal Elle qu'il a «beaucoup pleuré» le jour où il a inculpé Christine Villemin). Déchargé de l'affaire, il ne cherche pas, d'abord, à couper avec cette furie médiatico-judiciaire. Il prend une année sabbatique, publie le Petit Juge, passe chez Bernard Pivot à Apostrophes - ce qui lui sera toujours reproché. Mais comment garder la tête froide quand Marguerite Duras, qui va écrire dans Libération son fameux texte dépeignant Christine Villemin en meurtrière de son fils, veut vous rencontrer ? Comment ne pas s'imaginer un destin singulier quand Léo Ferré vous écrit ? «Il était passionné par l'affaire», nous dira Jean-Michel Lambert, racontant trente ans après sa rencontre avec l'artiste en vacances en Italie : «Léo m'a tutoyé d'emblée.»
Mais l'intérêt pour le jeune juge finit par retomber. Jean-Michel Lambert est nommé à Bourg-en-Bresse (Ain), puis au Mans. Il s'occupera désormais de dossiers moins prestigieux, l'indemnisation des accidents de la route, les expropriations… «Vous vous croyiez auteur de best-sellers et le téléphone ne sonne plus, c'est abominable», nous disait-il. Pourtant, confronté à ces justiciables du quotidien, Jean-Michel Lambert a fait son travail consciencieusement, sans jamais se plaindre devant ses collègues. «On ne l'a jamais vu arriver en audience en faisant la tête», nous disait une avocate à l'heure de la retraite du juge, alors vice-président du tribunal de grande instance du Mans. Jean-Michel Lambert était marathonien. Il était happé par les romans policiers qu'il écrivait et dont les titres étaient éloquents : Scrupules, Un monde sans vérité ou Purgatoire.