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Tribune

Comment l'avortement a été légalisé

Au début des années 70, le grand public a pris conscience d’une réalité à la fois quotidienne et dramatique, la mort de centaines de femmes chaque année en France après des avortements clandestins. Ce scandale a pris fin au prix d’une lutte marquée par trois grands moments.
Manifestation des militants du Mouvement de libération des femmes pendant le procès de Bobigny, le 8 novembre 1972. (Photo AFP)
par Eric Hazan
publié le 12 juillet 2017 à 16h39

Le coup d'envoi a été le Manifeste des 343 salopes paru dans le Nouvel Observateur le 5 avril 1971. Les femmes signataires de ce texte proclamaient avoir avorté (dans la loi de 1920, les avortées étaient poursuivies avec les avorteurs). On trouvait parmi elles des actrices célèbres (Delphine Seyrig, Marina Vlady, Catherine Deneuve, Bernadette Lafont), des écrivaines (Colette Audry, Simone de Beauvoir, Françoise Sagan), des femmes de théâtre comme Ariane Mnouchkine ou de cinéma comme Agnès Varda, bref, du beau monde. Le retentissement fut énorme, d'une ampleur comparable à ce qu'avait provoqué dix ans auparavant le Manifeste des 121 sur l'insoumission en Algérie.

Le deuxième moment est le procès de Bobigny, tenu en octobre-novembre 1972. Marie-Claire, jeune fille de 16 ans, violée par un garçon de son lycée, s'est fait avorter. Sa mère et elle sont inculpées. La défense est assurée par Gisèle Halimi qui transforme le procès, avec l'accord des deux femmes, en tribune contre la loi de 1920. De nombreux témoins s'expriment en défense des accusées, de François Jacob à Aimé Césaire, mais l'intervention décisive est celle du professeur Milliez, catholique pratiquant, grand résistant et grand mandarin qui, avec son physique à la Boris Karloff, déclare tout uniment : «Je ne vois pas pourquoi nous, catholiques, imposerions notre morale à l'ensemble des Français.»

Travaux forcés

La fille est relaxée, la mère condamnée à 500 francs d'amende avec sursis, ce qui équivaut à un acquittement. Le procès fait la une de toute la presse et le lendemain du jugement, Milliez publie un article dans France-Soir : «J'aurais accepté d'avorter Marie-Claire.» Mais la loi est toujours là. Un groupe de jeunes médecins décident de passer à l'acte, de faire des interruptions de grossesse à domicile par la méthode Karman (aspiration à la seringue du contenu utérin). Des dizaines de femmes, des centaines peut-être (nous ne tenions pas de statistiques), voient ainsi satisfait leur souhait d'interrompre leur grossesse. Mais rendre service en transgressant la loi ne suffisait pas : il fallait le faire savoir. Le Nouvel Observateur publie le 3 février 1973 une pétition signée de 331 médecins, des femmes et des hommes parmi lesquels Joëlle Brunerie et Pierre Jouannet, actrice et acteur essentiels du mouvement : elles/ils affirment qu'ils font des avortements et qu'ils sont bien décidés à continuer en dépit de la loi. Dans la foulée, nous organisons une conférence de presse dans la salle de la place Saint-Germain-des-Prés en face de l'église. Etant le plus vieux et le plus titré de la bande – le moins vulnérable –, je suis désigné pour parler à l'ORTF. A la sortie de la conférence, sur le trottoir, le reporter me demande si j'accepte de dire face à la caméra que je fais des avortements. Il me signale aimablement qu'il s'agit d'un crime passible des travaux forcés à perpétuité. Je dis oui, bien sûr – aucun héroïsme dans cette réponse car il n'y avait aucun risque, mais voilà, c'était dit à la télévision.

Quand une loi est ouvertement bafouée, le pouvoir a deux possibilités. La première est de mettre les contrevenants en prison, option qui aurait sans doute eu la faveur de Messmer et Marcellin si elle avait été politiquement raisonnable. La seconde est d'abandonner la loi et d'en proposer une autre qui prenne acte du fait accompli. C'est de cette tâche que Giscard et Chirac, son Premier ministre, chargeront en 1974 la ministre de la Santé qui s'appelait, on s'en souvient, Simone Veil.