Aquelles règles secrètes la plage obéit-elle ? Espace de liberté ou haut lieu de jugement ? Des seins nus (1) au maillot de bain intégral, objet de son dernier essai, Burkini, autopsie d'un fait divers (Les Liens qui libèrent), le sociologue Jean-Claude Kaufmann s'est penché sur ce lieu où «chacun fait ce qu'il veut», mais…
Vous évoquez un «code du regard balnéaire». De quoi s’agit-il ?
Depuis les années 60, on assiste à un processus d'individualisation démocratique : chacun choisit sa propre vérité, sa propre morale. La plage fait partie de ces espaces de l'ultradémocratie sans règlements mais qui a ses propres règles. C'est un endroit sérieux, il ne faut pas s'en moquer. Quand j'ai enquêté sur les seins nus au début des années 90, la phrase «chacun fait ce qu'il veut» revenait tout le temps. Les gens énonçaient ce principe de liberté, de tolérance, avec fierté. Mais la phrase exacte comprenait un petit «mais…» qui annonçait des restrictions discrètes. J'ai pu faire la liste des seins qui n'avaient pas le droit de se montrer : trop vieux, trop gros, trop flasques… Sur la plage, les normes sont mouvantes et secrètes, non explicitées et non obligatoires. C'est le réflexe oculaire qui détermine les normes de comportement, le sens du normal, ce qui est bien et ce qui est mal. Chacun fait ce qu'il veut mais le moindre écart est sanctionné par un regard insistant, signalant un comportement sortant de la normalité collectivement définie : un handicapé, une grand-mère en string ou un burkini… Sous des airs d'oisiveté, on travaille sur la plage. On fabrique cette norme qui ne vient plus d'en haut, elle est fabriquée par les gens eux-mêmes.
Le burkini a suscité des réactions très violentes. Comment une tenue de bain peut-elle créer un tel émoi ?
Plus qu’un voile, le burkini accroche particulièrement le regard car c’est un objet balnéaire non identifié. C’est une tenue énigmatique, mélange d’islam et de modernité. L’été dernier, dans cette période post-attentats, quand cette tenue de bain est apparue - il y en avait en réalité très peu -, on a confondu islam et islamisme. Les femmes qui sont en burkini ne sont pas les porteuses d’un projet politique islamiste. Ce sont des femmes croyantes qui souhaitent se voiler mais qui aimeraient bien se baigner quand même et se demandent comment faire. L’arrivée du bout de tissu en élasthanne sur la plage est perçue comme la conquête d’un nouveau territoire par un envahisseur menaçant. Ce nom abominable de «burkini» n’a pas aidé, il évoque la burqa afghane alors que cela n’a rien à voir. D’ailleurs, les islamistes sont contre, ils considèrent que les femmes ne doivent pas aller à la plage qui est un lieu de perdition.
Comment les normes balnéaires ont-elles évolué ? Le burkini est-il le signe d’un retour de la pudeur sur la plage ?
La nudité des années 60 était une nudité d’émancipation, de libération des corps, un mouvement qui incitait à ce que le regard se domestique. D’ailleurs, les hommes qui se réjouissaient de cette mode ont vite déchanté : ils ne savaient plus se comporter dans les relations interpersonnelles avec les femmes en monokini. Ces femmes affichaient une assurance et une liberté déroutantes. C’était l’affirmation d’une nouvelle place dans la société. Dans les années 90, face à la mode des seins nus, une contre-mode se met en place dans les milieux distingués car cette pratique est devenue trop populaire. Cette tendance au rhabillage prend une autre dimension au tournant des années 2000, où l’on assiste à un retour des valeurs traditionnelles et une montée de la pudeur. Les femmes amorcent un petit retour en arrière dans la difficile marche vers l’égalité et le burkini en est un signe évident.
Le débat sur son interdiction se poursuit malgré la décision du Conseil d’Etat. A Marseille, on l’interdit car il serait un «frein au sauvetage». Quelle est votre position ?
La plage est un lieu de tolérance. Cette volonté d’interdire sous différents prétextes est catastrophique pour le vivre ensemble. Elle s’appuie sur une opinion publique qui a tout confondu. Il faut savoir qu’il y a de nombreuses femmes musulmanes françaises qui voudraient se voiler et se baigner mais qui ne peuvent pas le faire par crainte des tensions. Sur Amazon, les burkinis sont achetés en masse mais ils vont rester dans les tiroirs car les femmes ne vont pas oser les porter. Cela n’est pas satisfaisant pour elles. La plage doit rester un lieu de liberté, la réglementer serait un premier pas vers une République autoritaire.
(1) Corps des femmes, regards d'hommes. Sociologie des seins nus, Nathan, 1995.