Questions à Etienne Smith, chercheur de la chaire d'Etudes Africaines Comparées, Rabat, et chercheur associé au CERI - Sciences Po. Il vient de diriger le numero de la revue Les Temps Modernes intitulé Guerres africaines de la France : 1830-2017. L'empire des armées.
Qu’apporte
ce double-numéro à notre connaissance de l’armée française en Afrique ?
Les aspects
purement militaires ou géopolitiques des interventions militaires françaises en
Afrique ont fait l’objet de quantité de travaux. Ce numéro propose plutôt de
suivre le fil rouge du « gallo-militarisme » au long cours en
croisant les regards historiens et contemporains. Si les différentes histoires
évoquées dans le numéro sont connues des spécialistes en études africaines,
elles sont encore souvent méconnues du public non-spécialiste. L’objectif était
donc de faire connaître ces recherches, comme par exemple sur la guerre du
Volta-Bani, présentée par Mahir Saul, qui a dévasté l’ouest de l’actuel Burkina-Faso
en 1916 et 1917, ou bien la guerre contre-révolutionnaire menée contre l’Union
des Populations du Cameroun (UPC) à partir du milieu des années 1950, sur laquelle
revient Manuel Domergue, ou encore, à la même période, la répression contre le parti Sawaba au Niger restituée par Klaas van Walraven.
Les débats sur le
rôle historique de l’armée française en Afrique ou la violence militaire
coloniale sont souvent centrés sur le cas algérien. Le numéro permet de se
faire une vision plus complète à l’échelle du continent, en revisitant des
épisodes connus comme la colonne Voulet-Chanoine, dont Bertrand Taithe montre
les conséquences en métropole et pour l’armée dans un contexte marqué par l’affaire
Dreyfus, ou des séquences moins connues au sein d’événements bien connus, comme
« l’opération Pilote » dans la guerre d’Algérie en 1957, dont Denis
Leroux retrace la genèse et les échecs. Toujours à propos de l’Algérie, William
Gallois explore l’appropriation et la transformation par l’armée française du
lexique et des pratiques de la razzia lors de la conquête.
L’armée française
en Afrique ce sont aussi et d’abord ses soldats africains, qui ont toujours
constitué l’essentiel des troupes en Afrique subsaharienne. Le numéro revient
sur deux épisodes contrastés du destin de ces conscrits de l’empire, d’une part
le massacre de Thiaroye de 1944, minutieusement décrit par Martin Mourre, et
d’autre part le destin complexe des « tirailleurs sénégalais »
guinéens participant à la guerre en Algérie et devenus apatrides suite à
l’indépendance de la Guinée, dont Sarah Zimmerman restitue les circulations
impériales et les trajectoires parfois inattendues. C’est aussi la trajectoire
singulière d’un André Matsoua, ancien tirailleur congolais devenu après sa mort
la figure mythifiée d’un mouvement de résistance à la colonisation qui fera les
frais des indépendances par la déportation de la capitale de ses adeptes à
l’été 1959, épisode qu’analyse Meike De Goede.
Ces éclairages
permettent de lire le délitement impérial français dans les années 1950 à l’aune
des transformations au sein de l’armée et en dépit des
efforts de cette dernière pour en retarder l’échéance. Or si l’armée a en
apparence perdu une manche avec les indépendances africaines, elle tient en
réalité rapidement sa revanche dans les années qui suivent. L’Afrique
subsaharienne indépendante redevient son « terrain de jeu »
privilégié avec les « OPEX ». La récurrence des interventions dans la
zone saharienne, par exemple, est illustrée à travers trois
contributions : Camille Evrard sur les opérations « Ecouvillon »
en 1958 et « Lamantin » en 1979 aux confins de la Mauritanie, du
Sahara espagnol et du Maroc ; Marielle Debos et Nathaniel Powell à propos
de l’interventionnisme militaire français quasi ininterrompu au Tchad et Bruno
Charbonneau sur les opérations Serval puis Barkhane au Mali.
Les contextes, les
acteurs et les objectifs changent, mais la continuité du fait de
l’interventionnisme est remarquable et méritait réflexion. Porter le regard du
côté des critiques des interventions s’imposait également, c’est le sens de la
contribution de Richard Banégas qui illustre comment l’intervention française
en Côte d’Ivoire a été interprétée par des générations politiques avides de
« seconde indépendance ». Roland Marchal s’interroge enfin sur
l’absence de débat sur la question des victimes et du coût humain des
opérations extérieures.
Comment
expliquer le fait que la carte des interventions francaises en Afrique
aujourd’hui recoupe grosso modo la carte de l’empire colonial francais ?
Les deux cartes ne se superposent pas exactement (il suffit de penser
aux interventions au Rwanda, en RDC ou en Libye pour s’en convaincre), mais il
y a bien une congruence évidente, qui invite à (re)lancer le débat sur la nature exacte des indépendances africaines
des années 1960. Dans
plusieurs pays, l’armée n’est jamais vraiment partie (Sénégal, Côte
d’Ivoire, Gabon, Djibouti, Tchad…) ou ré-apparaît régulièrement dans le cadre
d’interventions ou de la coopération militaire (RCA, Cameroun,
Congo-Brazzaville, Mauritanie, Burkina Faso, Niger…). Pour un pays comme le Mali, en revanche, il est
difficile de ne pas parler de « retour de l’armée française» :
l’armée avait quitté ce pays en 1961 à la demande du gouvernement malien, mais
opère un retour massif dans la cadre de la « guerre contre le
terrorisme » au Sahel, avec des implantations durables. Ailleurs, elle n’est jamais vraiment
partie (Sénégal, Côte d’Ivoire, Gabon, Djibouti, Tchad…) ou ré-apparaît
régulièrement dans le cadre d’interventions ou de la coopération militaire (RCA,
Cameroun, Congo-Brazzaville, Mauritanie, Burkina Faso, Niger…). Or si certaines
interventions ont été décidées unilatéralement par la France (en l’occurrence un
nombre restreint de personnes au sein de l’exécutif), d’autre l’ont été à la
demande de chefs d’Etat d’Afrique francophone sentant leur pouvoir menacé. Le
« réflexe » de l’intervention fut donc partagé. C’est l’histoire bien
connue du rapport singulier des élites dirigeantes d’Afrique francophone à l’ancienne
métropole, qui nous ramène aux années 1950. Notre période paie l’addition
d’indépendances qui ont été dans bien des cas que des décolonisations
partielles : les vainqueurs de ces séquences politiques particulièrement complexes
(dont l’histoire est actuellement revisitée avec profit par les historiens) ont
très souvent été les partisans du statu quo dans les relations
franco-africaines. Il n’est pas surprenant qu’ils se soient installés avec
profit sous le paratonnerre militaire français qui déresponsabilise les armées
nationales. Celles-ci ont d’ailleurs souvent plus été formées à la répression
ou à la guerre contre-insurrectionnelle qu’à la guerre régulière
« externe », autant de constats qui posent par conséquent aussi la
question du bilan de la coopération militaire française dans certains pays.
Comment
explique-t-on le fait que les interventions militaires françaises en Afrique
n’ « étonnent » plus en France ?
Effectivement, personne ne semble plus s’en
étonner en France, mais les partenaires européens de la France comme les
opinions publiques africaines s’en étonnent à juste titre. L’entreprise de
naturalisation de cet interventionnisme est ancienne et tient sans doute aux
institutions de la Vème République, qui font du président un chef des armées
dont le rôle historique serait presque incomplet s’il n’avait pas « sa »
guerre. Difficile à dire si un régime plus parlementaire aurait été moins porté
à l’intervention - après tout la IVème République ne fut pas avare en
opérations militaires, mais dans un contexte colonial. La façon dont les
interventions militaires extérieures ont été décidées sous la Vème République
laisse à penser que cet interventionnisme banalisé dit beaucoup de nos
institutions : un exécutif rendant peu de compte, la marginalisation
relative du Quai d’Orsay sur certains dossiers africains, le lobbying d’une
certaine hiérarchie militaire, ainsi que la difficile décolonisation conceptuelle
des esprits dans certains milieux pour qui l’Afrique serait un « domaine
réservé » de la France. Or cette absence de véritable débat participe
parfois indirectement de l’enlisement d’interventions. Des interventions qui
ont commencé comme des « opérations de routine » ont mal tourné,
comme au Rwanda, tant l’« évidence » et le sentiment de légitimité de
ses promoteurs neutralisent la nécessaire vigilance critique.