Pour sa première rentrée, l’administration Macron s’apprête à subir trois épreuves politiques cruciales. D’abord celle des ordonnances sur le droit du travail, puis celles du vote des budgets de l’Etat et de la Sécurité sociale. Il faut croire qu’une fois ces épisodes passés, on pourra porter un jugement véritable sur la nature de ce nouveau pouvoir, dont les premiers mois ont été marqués par des errements dont on ne sait pas trop s’il fallait les mettre au compte de l’euphorie de la victoire, de l’impréparation, des contradictions internes au bloc majoritaire, de la fidélité à un programme qui sert les nantis, de l’envie de manifester la fermeté des engagements pris durant la campagne ou d’une revanche sournoise de la technostructure sur l’exécutif et le législatif.
Une chose est sûre en tout cas : le nouvel exécutif ne nous aura épargné aucun des travers de la Ve République. Nous avons eu droit à la totale : rôle envahissant d'un président en majesté, inféodation du Parlement au gouvernement, Premier ministre réduit à la portion congrue, servilité des entourages, calculs répugnants de membres de l'ancienne majorité, langue de plomb d'affidés zélés, arrogance des vainqueurs, indulgence étrange pour la corruption, atonie de élu(e)s du parti dominant. Une manière bien vieillotte de conduire les affaires publiques, qui fait douter de la volonté d'en finir avec les mœurs politiques de la génération que le vote de juin a décidé de «dégager». Va-t-elle enfin se matérialiser ? Premier suspense.
Deuxième suspense : le potentiel de vitalité démocratique que recèle la situation politique actuelle s'exprimera-t-il pleinement ? Il était symptomatiquement visé par les moqueries envers la prétendue incompétence des citoyen(ne)s qui occupent aujourd'hui les allées du pouvoir et les couloirs de l'Assemblée. Les critiques souvent méprisantes et parfois sexistes qui les ont accueilli(e)s ont en effet mis en lumière cette réticence à la démocratie qui infuse le raisonnement politique et conduit à nier aux gens ordinaires la capacité à prendre en main les décisions qui les concernent. Cette réticence relève de ce que nous nommons antidémocratie, cette pensée qui se fait entendre chaque fois qu'on hésite à accorder une liberté nouvelle aux individus, craint l'expression de leur jugement, tente de limiter leur intervention dans la vie publique.
Cette pensée n'a jamais été l'apanage des ennemis déclarés de la démocratie. Elle existe aussi de façon rampante chez ceux et celles qui, vivant en démocratie et de la démocratie, s'offusquent à l'idée de livrer le pouvoir aux citoyen(ne)s. Telle est, curieusement, l'attitude de ces gouvernants qui ont été propulsés au sommet de l'Etat par la grâce d'un appel à «révolutionner» le pays en laissant place à la «société civile».
Le moins qu’on puisse dire est que les choses ont très, très mal commencé pour cette «révolution». Trois actes politiques défendus par le petit cercle des personnes désormais dépositaires du pouvoir démentent les principes de pluralisme, de probité et de délibération collaborative qui ont donné sa tonalité à la campagne électorale :
I. L’adoption, avec un score stalinien (90 % des 32 000 votants sur 270 000), des statuts de La République en marche, qui consacrent la prépondérance absolue de la direction sur les adhérent(e)s et justifient le rejet du principe de l’élection au sein de ses instances.
II. Le paternalisme de ces professionnel(le)s de la politique qui ont fondé ou rejoint LREM à l’égard des «novices» (dont un certain nombre est fort heureusement peu disposé à se laisser prendre de haut), qui s’observe dans la mise en place de formations accélérées visant à assurer la «cohérence» du groupe majoritaire et l’encadrement étroit de la liberté d’expression des élu(e)s et des membres du «mouvement».
III. La défiance vis-à-vis d’une information ouverte, qui se traduit par le refus de se soumettre aux questions des journalistes tenues pour «hors-sol», la création de médias alternatifs ou le recours ridicule à la stratégie du secret dans la négociation sur le contenu des ordonnances.
A ces atteintes à l’esprit de démocratie, on peut ajouter l’arrogance surannée de quelques sous-idéologues qui se croient détenteurs d’une mission (transformer la France) qu’eux seuls connaissent et sont en mesure de réaliser ; et un souverain mépris de l’opposition parlementaire, rendu d’autant plus inquiétant par la difficulté que rencontre ce qu’il y reste de gauche (de gauche) à structurer un discours politique réellement critique et novateur. L’élan qui a porté Macron à la présidence de la République reposait, pour beaucoup, sur la promesse de prendre en compte la voix et la vie de tou(te)s les citoyen(ne)s, losers ou gagnants. Cette promesse-là est déjà sérieusement pourrie par les relents d’antidémocratie qu’exsude le triomphalisme de ces mentors qui prétendent dicter leur conduite à des représentant(e)s aux ordres ; et par l’annexion du concept de «société civile», qui renvoie d’habitude à un contre-pouvoir d’organisations autonomes mobilisées pour le bien public, mais nomme aujourd’hui une coterie servile de collaborateurs recrutés sur CV et signataires d’une clause de fidélité.
A ce rythme, l’idée de dépasser des clivages tenus pour révolus devrait faire long feu. Comment satisfaire «en même temps» la droite, la gauche, les vieux, les jeunes, les riches, les pauvres, les femmes, les hommes, les salariés, les employeurs, les Français «de souche», les étrangers ? Ce souci d’inclusion démocratique, habilement exprimé en campagne, a déjà atteint son plafond de verre, d’autant plus dur et bas qu’il était invisible. L’«en même temps» va-t-il se révéler une simple négation des antinomies ? - j’aime les jeunes mais je réduis l’aide au logement ; je soutiens la science mais je coupe dans les crédits de la recherche ; je défends l’environnement mais je maintiens le nucléaire ; j’évoque l’honneur d’accueillir les migrants mais je criminalise les actes de solidarité ; je promets de guérir les plaies de la guerre d’Algérie mais j’abandonne la politique de la ville ; je loue la liberté mais je contrains l’information. Du refus du principe de contradiction au déni de démocratie ?
Il est inutile et mesquin de tenir le compte de tous les désaveux du projet présidentiel. Sauf sur un point. L’enjeu majeur de la mandature qui débute était explicitement le rétablissement de la démocratie. Pour qu’il ne soit pas mis sous le tapis par hypocrisie, cynisme et abus du pouvoir, celles et ceux qui, de La République en marche, se sont sincèrement mobilisés pour cette raison doivent tenir leur engagement. Rien ne les oblige à se mettre aveuglément au service du Président ou du gouvernement, et cela d’autant moins que la majorité écrasante et la faiblesse numérique et idéologique de l’opposition rendent ridicule tout chantage à la cohésion et à la stabilité. L’Assemblée peut sans crainte de chaos redevenir un lieu vivant du débat public. Ce serait une manière de poursuivre la démocratisation de la démocratie qu’on a cru voir s’amorcer en 2017. Le nouveau Parlement saura-t-il s’opposer au «patron» ou deviendra-t-il, paradoxalement, le plus antidémocratique depuis longtemps ? Troisième suspense.
Restera le quatrième, sans spoiler en vue : comment les citoyen(ne)s qui assistent au spectacle vont-ils réagir lorsque les décisions qui les affectent leur seront enfin annoncées ?
Auteurs d'un ouvrage à paraître : Antidémocratie, La Découverte, octobre 2017.