Chaque année, la même prédiction : «La rentrée sera chaude». Dans le camp des syndicats, on espère que la prophétie sera autoréalisatrice. Il arrive aussi que le camp des patrons joue à se faire peur. Le 18 août, la banque Natixis publiait une note de conjoncture alertant les investisseurs: face aux inégalités de plus en plus fortes, les salariés pourraient bien se révolter.
Jusqu'à présent pourtant, c'est plutôt notre résignation qui frappe. «Les raisons de ne plus accepter l'état actuel du monde sont presque trop nombreuses. Et pourtant rien n'arrive, personne ou presque ne se lève», écrit le philosophe Frédéric Gros, dans son livre Désobéir qui paraît ce jeudi. Alors qu'on s'enthousiasme pour le film 120 Battements par minute, qui pose, à travers l'histoire d'Act Up, la question de la violence symbolique, alors que le livre culte de Thoreau a été cette année encore réédité,et que l'une des principales forces d'opposition se nomme La France insoumise, Frédéric Gros, lui, s'attaque au problème à rebours. Pourquoi chacun d'entre nous obéit ? Pourquoi face à la catastrophe sociale et environnementale qui s'annonce restons-nous si passifs ? Un des secrets de l'obéissance, explique-t-il, c'est qu'elle permet de se décharger auprès d'un autre du poids de notre liberté. «Cette déresponsabilisation est un phénomène puissant dans nos sociétés technologiques et complexes.»
La résistance ne peut venir que d'un retour au souci de soi, de la revendication de ce qui dépend de nous, explique aussi le philosophe Pascal Chabot, professeur à l'Institut des hautes études des communications sociales, à Bruxelles, dans Exister, résister, à paraître en cette rentrée (PUF). «L'adaptation au système est un trait déterminant de l'individu contemporain, parfois jusqu'au burn-out, analyse-t-il. La modernité a été une gigantesque entreprise de délégation. Nous avons délégué le soin de nos corps au monde médical, celui de nous nourrir à l'industrie alimentaire, l'éducation de nos enfants à l'école. Aujourd'hui, résister, c'est donc retrouver ce qu'on ne veut pas déléguer, reprendre en main son destin.» Notre apathie vient aussi, selon lui, d'une terrible impression d'impuissance. Impossible ou presque, explique-t-il, d'instaurer un rapport de force avec Google ou de négocier avec les responsables de logiques économiques ou managériales devenues impersonnelles et sans visage. «Le technocapitalisme trace une voie qui s'imposerait à nous. Etre indocile, c'est remettre en cause l'idée d'un destin inéluctable, rappeler ce qui dépend de nous.»
«Not in my name», clament ainsi les mouvements de désobéissance civile américains dont la figure tutélaire est l'Américain Henry David Thoreau. Et la démocratie ne rend pas l'insubordination illégitime. «Affirmer qu'une fois les lois votées par la majorité, elles ne peuvent être contestées sous peine de trahir la volonté populaire est une mystification», prévient Frédéric Gros. Mieux, «être un sujet politique, assure-t-il, c'est d'abord se poser la question de la désobéissance».
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L'expression de désobéissance civile s'est imposée tardivement en France. «Il y a encore dix ans, ce mode d'action n'était pas vraiment jugé sérieux», témoigne Sandra Laugier qui a coécrit (1) avec Albert Ogien en 2010 Pourquoi désobéir en démocratie ? (La Découverte). Dès 1880 pourtant, Hubertine Auclert lançait sa grève de l'impôt, pour protester contre le fait que les femmes n'avaient pas le droit de vote. Et les 343 femmes qui, en 1971, déclaraient avoir avorté alors que l'IVG était illégale, étaient des «salopes» désobéissantes. Mais c'est en 1997, quand 66 cinéastes déclarent avoir hébergé des sans-papiers et appellent à désobéir aux «inhumaines» lois Debré, que le terme est popularisé. Dix ans plus tard, des directeurs d'école et des agents de l'ANPE refusent de ficher leurs élèves ou les chômeurs étrangers. L'agriculteur Cédric Herrou, qui vient d'être condamné à quatre mois de prison avec sursis pour avoir aidé 200 migrants à passer la frontière italienne, est l'un des plus fidèles disciples de Thoreau - désobéir pour provoquer la répression, la médiatisation et donc un large débat public. Mais selon Sandra Laugier, la désobéissance civile nourrit des activismes plus divers comme Occupy Wall Street ou les ZAD. Occuper l'espace public, en temps d'état d'urgence et de préoccupations sécuritaires, c'est déjà être indocile. «Surtout, la répression à laquelle ils ont été confrontés a fait d'eux des mouvements désobéissants.» En diffusant illégalement des documents classifiés, les Anonymous ou Snowden donnent une nouvelle version de la désobéissance. «Plus question de se faire arrêter et de se prêter au procès, commente la philosophe. Désobéir, c'est s'évader, échapper à la surveillance.» Ce que craignaient les seigneurs du Moyen Age, rappelle l'historien Patrick Boucheron, c'est le «déguerpissement» de leurs gens (2). «Entre obéir aveuglément et se révolter violemment, il existe toute une gamme d'attitudes possibles, écrit le médiéviste. Des inconduites, des réticences, des ruses.» Désobéir, c'est s'absenter du cadre pour mieux investir le jeu politique.«Partir, mais partir en groupe, faire défection pour rendre inopérante la domination.»
(1) Lire aussi le Nouvel Age de la désobéissance civile, Sciences humaines, hors-série, mai-juin 2016.
(2) Comment se révolter ? Bayard, 2016.