Lors d'un spectacle à Avignon cet été, l'écrivaine Penda Diouf évoquait son admiration pour l'athlète namibien Frankie Fredericks. Dépassant le cliché «du Noir sportif qui court vite», elle expliquait : «Ce corps noir vient de loin, de très loin. Il a été choisi puisque seuls les plus forts étaient envoyés sur les négriers. Il a été sélectionné afin que les plus résistants supportent les conditions de vie du bateau et restent en vie pendant la traversée. Il a été forcé dans les champs de coton, sur les marchés aux esclaves […]. Actuellement, il se bat pour sa survie.» Un récent ouvrage dirigé par Léonora Miano, Marianne et le garçon noir (1), poursuit la même idée : «Quel que soit l'endroit où ils se trouvent, les Noirs de la période actuelle sont issus des violences faites à leurs aïeux», écrit-elle. Quand on regarde le film I'm Not Your Negro, composé d'archives des années 1960, on voudrait croire que l'époque honteuse des manifestations racistes, des lynchages et des assassinats - Martin Luther King, Malcom X… - est révolue depuis Barack Obama, mais on sait bien qu'il n'en est rien et ce ne sont pas les bavures policières et la haine des suprémacistes blancs qui nous en feront douter. Les Noirs, comme les migrants ou les femmes, sont toujours les victimes de graves discriminations et les martyrs des droits civiques. Cependant, beaucoup de gens continuent à ne pas le savoir, préférant couper les ponts avec l'Histoire et minimiser la brutale réalité, comme si nier le passé permettait de liquider le présent.
Il y a peu, un article de Libération revenait sur l’histoire des ports négriers français - Bordeaux, Nantes, La Rochelle, Le Havre… Y étaient évoquées les réticences des villes à aborder le passé esclavagiste et le commerce triangulaire, refusant même parfois de débaptiser certaines rues à la gloire de négriers notoires, au prétexte que cela perturberait les habitants (il me semble pourtant que si j’habitais rue Laval, je serais contente de changer d’adresse, mais bref).
Cela m'a rappelé la visite que j'ai faite récemment, avec un collectif d'écrivains invités à participer au 500e anniversaire du Havre, de la célèbre maison de l'armateur sise sur le port - superbe bâtiment du XVIIIe siècle, réchappé des bombardements de 1944, rare témoin du passé de la ville. Témoin aussi, donc, pensions-nous, du riche négoce fondé sur la traite des Noirs. Mais la visite nous détrompa vite. L'aimable conservatrice des lieux, après nous avoir vanté le puits de lumière, les parquets de bois exotiques et les porcelaines de Saxe, nous fit entrer dans la plus petite pièce de la maison - 9 m² généreusement consacrés «au… à… aux archives, disons». Nous avions déjà eu la puce à l'oreille quand, désignant un tableau où des enfants noirs couraient entre des ballots de coton, notre mentor avait souligné que «vous voyez, ils s'amusent : tout se passait bien, en fait» comme si nous avions là un document digne de foi. Dans la pièce d'une taille aussi réduite que le devoir de mémoire, se trouvait un médaillon d'amour représentant un Noir et une Blanche - «tout se passait bien, en fait» - et des «archives», donc, rapportant l'enlèvement de femmes blanches par des pirates - «car on parle toujours des esclaves noirs, mais il y avait aussi des…» Olivia Rosenthal lui coupa la parole, c'était juste impossible d'entendre ça. «Je ne voulais pas vous blesser, rétropédala la dame, chacun pense ce qu'il veut.»
De son côté, lors des visites scolaires, elle était toujours si émue de voir les collégiens noirs humiliés de se savoir descendants d’esclaves qu’elle était heureuse de leur redonner une fierté en leur expliquant que ceux-ci avaient aussi été des bourreaux. «Car c’est terrible pour eux, cette image du dominé, ils ne peuvent pas se construire.» Quand le racisme est présenté comme une opinion parmi d’autres, quand le révisionnisme se déploie par amour de l’humanité…
La municipalité du Havre, interrogée sur tant de discrétion, dit vouloir «travailler sur le fond, pas sur les symboles». Le fond, on le touche avec cette éclipse totale de mémoire, ce déni de l’histoire. Le Havre, port de l’oubli ? Pour les 500 ans, il serait temps d’ouvrir les placards de la maison de l’armateur. De l’air dans la porte océane ! Liberté, égalité, fraternité, vérité. Car «une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde» (2).
(1) Ed. Pauvert, 2017.
(2) Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Textuel/RFI, 2009, 24,90€..
Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens et Sylvain Prudhomme.