Menu
Libération
Chronique «Médiatiques»

Irma : «peut-être» le réchauffement…

Après Irma, Mariadossier
Pour le climatologue Jean Jouzel, la puissance dévastatrice des cyclones est liée au changement climatique. Pourtant, on préfère globalement entretenir la confusion et le flou scientifique.
Un véhicule et des palmiers à terre dans une avenue de Miami Beach, en Floride, le dimanche 10 septembre 2017. (Joe Raedle/Getty Images/AFP)
publié le 10 septembre 2017 à 17h06
(mis à jour le 10 septembre 2017 à 17h56)

Ce n'est qu'un mot. Un petit mot, noyé dans le flot furieux des informations sur le cyclone Irma, aux radios du matin. Le matinalier de RTL, Yves Calvi, lance Louis Bodin, le «Monsieur Météo» de la radio. «Louis, évacuons le sujet tout de suite : est-ce que c'est lié au réchauffement climatique ?» Réponse de Bodin : «Non, c'est difficile de faire le lien pour l'instant. On a même plutôt en ce moment un petit peu moins de cyclones qu'au début du XXe siècle.» Et de continuer : «En revanche, peut-être que le réchauffement climatique a tendance à amplifier les phénomènes quand ils arrivent.»

Ce petit mot, au cœur d’une phrase : «peut-être». Ce petit mot que l’on n’aura pas forcément entendu dans les salles de bains, mais retenu - peut-être.

Or, non, Louis Bodin, ce n'est pas «peut-être». C'est certain. Des eaux plus chaudes fabriquent des cyclones plus forts, et donc plus destructeurs. Sur la fréquence des cyclones, les choses se discutent, on peut considérer que le recul est encore insuffisant, que l'on n'a pas encore assez de chiffres, pour relier cette fréquence au changement climatique. Mais sur leur intensité et leur puissance dévastatrice, oui. Laissons la parole au climatologue Jean Jouzel, interviewé le même matin sur une autre antenne. «Ce cyclone Irma s'est nourri de vapeurs d'eau, depuis les côtes africaines, sur des eaux plus chaudes que d'habitude […] et c'est une des raisons de l'intensité de ce cyclone. C'est vraiment la chaleur, la température de surface de l'océan, qui fait qu'il y a plus d'évaporation, plus de vapeur d'eau dans ces masses d'air, et […] c'est cela qui fait l'intensité des vents des cyclones. […]. Même si nous n'attribuons pas directement pour le moment, on ne peut pas le faire immédiatement en tout état de cause, ce cyclone aux activités humaines, il y a un lien avec le réchauffement, et ça risque de préfigurer ce vers quoi nous allons dans un climat plus chaud.» D'où des phénomènes plus intenses, et donc «plus destructeurs».

Vous avez bien lu ? Relisez. Pas de place pour le «peut-être».

Quelle importance ? objectera-t-on. Louis Bodin n’est pas une autorité scientifique. Louis Bodin n’est pas climatologue. Il n’est pas spécialiste des cyclones. Yves Calvi le consulte parce qu’il l’a sous la main. C’est une voix familière aux auditeurs. Donc, autant lui demander à lui. Ce n’est qu’un petit mot. Rien à voir avec l’affaire du présentateur météo ouvertement climatosceptique de France 2, que la chaîne avait dû licencier en 2015. Rien à voir non plus avec les stars des climato-complotistes américains, les Alex Jones, les Rush Limbaugh, qui rivalisent de créativité, depuis des jours, pour expliquer à leurs millions d’auditeurs que les ouragans sont un complot, parfois (Rush Limbaugh) ourdi par des vendeurs d’eau minérale et de groupes électrogènes, de mèche avec les télés locales américaines, et parfois (Alex Jones) par des producteurs de cinéma - la sortie d’un film catastrophe climatique, Geostorm, est prévue à la fin du mois, comme par hasard ! Ce n’est qu’un petit mot de rien du tout, mais qui entretient la confusion générale.

Il est vrai que les climatologues mondiaux eux-mêmes, rassemblés dans le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), sont, dans leurs communiqués, de grands producteurs de «peut-être» et de «probablement». Et pour cause. Ils savent qu'ils sont guettés par les snipers du climato-scepticisme. Si le Giec se montre trop catégorique, on leur objectera (parfois à raison) l'insuffisance de l'antériorité des statistiques et la fragilité des liens de causalité. Si le Giec laisse une porte entrouverte, les mêmes se précipiteront : «Vous voyez bien ! Ils ne sont pas certains !».

Comment faire entendre un cri d’alarme ? A grands coups de cymbales catégoriques, de photos choc ? Au contraire, en faisant partager aux multitudes - y compris aux malveillants - les incertitudes d’un cheminement, les tâtonnements d’une vérité scientifique en train de se former. A fortiori, comment faire passer un message d’alarme à un public qui refuse de l’entendre, parce que ce message est une menace directe pour son mode de vie ? Mais ce refus d’entendre est une autre histoire.