Questions à Charles-Alban
Horvais, doctorant à l'université de Rouen et spécialiste de l'histoire
de l'armée romaine en Afrique.
Votre thèse analyse l’histoire de l’armée
romaine en Afrique pendant la période républicaine. Quels combats celle-ci
a-t-elle mené en Afrique ?
Lorsque l’on s’intéresse aux
interventions des armées romaines en Afrique, j’entends ici l’espace qui
correspondait à peu près au Maghreb actuel, il est possible de différencier
plusieurs grandes phases. Il y a tout d’abord l’époque des guerres puniques qui
opposèrent Rome à Carthage et qui s’étend de 264 à 146 av. J.-C. La
particularité de cette période tient dans le fait que les actions de l’armée
romaine sur le territoire africain furent ponctuelles. Durant les deux
premières guerres puniques, on ne compte d’ailleurs que deux interventions
d’envergure, la première eut lieu en 256 av. J.-C., les consuls Atilius Regulus
et Manlius Vulso débarquèrent avec leurs légions sur le territoire
carthaginois. Cette intervention après avoir connu plusieurs succès, se solda
quelques mois plus tard par un échec cuisant avec la défaite et la capture
d’Atilius Regulus. La seconde, bien plus célèbre, fut celle de Scipion
l’Africain qui mit fin à la deuxième guerre punique après sa victoire en 202
av. J.-C. à Zama. En-dehors de ces deux moments, on ne connaît par nos sources
que quelques débarquements rapides ayant pour but le pillage et la collecte de
renseignements. A aucun moment lors de ces deux conflits les Romains ne
décidèrent d’établir une présence militaire permanente. Il faut pour cela
attendre la troisième guerre punique (149 – 146 av. J.-C.) et la destruction de
Carthage pour que les Romains décident d’annexer le territoire carthaginois.
Ce dernier devint alors la
province d’Afrique dont le gouverneur siégeait à Utique, une cité qui était
située à trente kilomètres de Carthage. Cette période fut surtout marquée par
la guerre dite Jugurtha qui s’étend de 111 à 105 av. J.-C.. Jugurtha était le
fils adoptif de Micipsa, roi de Numidie, un royaume voisin de la province
romaine, et allié de Rome. A la mort de Micipsa, une crise de succession
survint entre Jugurtha et les deux fils naturels de Micipsa qui se solda par la
mort de ces deux derniers. Cependant, lors de la capture de Cirta en 112 av.
J.-C., ville où avait trouvé refuge son dernier concurrent, Jugurtha fit mettre
à mort l’ensemble des Italiens présents dans la ville. Cet acte déclencha le
conflit avec Rome et après six ans d’une guerre rude, les Romains parvinrent à
capturer Jugurtha sans toutefois annexer le royaume de Numidie. Il s’en suivit
une période de calme relatif jusqu’au début des années 40 av. J.-C., à
l’exception de quelques épisodes de violences sporadiques lors des combats qui
opposèrent les partisans de Sylla et de Marius dans les années 80 av. J.-C..
La troisième période que l’on
peut remarquer est celle des guerres civiles qui débutent en 49 av. J.-C.. Si
la transformation du territoire carthaginois en province avait déjà inscrit cet
espace dans les conflits politiques internes de Rome, ces combats prirent alors
une nouvelle dimension. Ainsi, pendant une vingtaine d’années, ce sont des
armées romaines qui s’affrontèrent sur le territoire africain appuyées par les
armées des royaumes maures et numides en fonction des camps choisis par les
différents rois. Auguste finit par remporter la victoire et mit ainsi fin aux
guerres civiles.
A partir de quelles sources peut-on écrire cette histoire aujourd’hui ?
Il faut d’abord préciser que
pour la période républicaine nous ne disposons pas de la même abondance de
sources que pour la période impériale, c’est pourquoi il est nécessaire de ne
négliger aucun document. Les sources littéraires, parmi lesquelles on peut
citer particulièrement Polybe, Salluste, Appien, Tite-Live ou encore le
Pseudo-César, forment la plus grande partie de notre documentation. La
difficulté provient du fait que ces sources sont toutes issues du monde
gréco-romain. Nous n’avons pas conservé d’œuvres écrites nous donnant le point
de vue des puissances qui furent opposées à Rome en Afrique. Il s’agit donc
d’étudier ces textes, avec précaution certes, mais sans renier les nombreuses
informations qu’une enquête minutieuse et critique de ces sources, parfois
insuffisamment exploitées, peut nous apporter.
L’apport de l’archéologie est
aussi primordial, qu’on pense aux fouilles menées à Carthage, à Kerkouane ou
encore aux découvertes récentes issues de navires coulés lors de la bataille
des îles Egates en 241 av. J.-C.. Ces fouilles marines ont ainsi livré beaucoup
de matériel (des casques, des épées mais aussi des
rostres)
qui nous ont permis de connaître un peu mieux la marine de guerre romaine.
Les inscriptions puniques,
latines et grecques, le libyque n'étant encore malheureusement que très
partiellement compris, bien que parfois lapidaires, apportent elles aussi des
données précieuses. Il en va de même pour la numismatique, qu'il s'agisse des
monnaies romaines, numides, maures ou carthaginoises, elles nous fournissent de
précieux renseignements.
Stèle
punique votive d'un archer conservée au musée de Carthage et datée des IIIe-IIe
s. av. J.-C.
Cette
stèle, retrouvée dans le
tophet de Carthage, appartenait donc à un archer servant
dans les armées carthaginoises. L'étude de l'armée romaine nécessite aussi de
s'intéresser aux armées auxquelles elle s'opposa
. By
Pradigue - Own work, CC BY-SA 3.0,
https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=30..
Dans quelle mesure la colonisation par la
France de l’Afrique du Nord a-t-elle influencé l’écriture de l’histoire de
l’Afrique romaine ? Quels sont les renouveaux historiographiques aujourd’hui ?
La colonisation a joué un
rôle fondamental dans l’historiographie de l’Afrique antique. En effet, il faut
attendre les débuts de la conquête de l’Afrique du Nord par la France en 1830
pour voir se développer la connaissance de l’Afrique antique. L’armée
française, dont les dirigeants se pensaient alors comme les successeurs des
Romains, y joua un rôle majeur. Ainsi, les brigades topographiques qui furent
chargées de dresser des cartes de l’Algérie et de la Tunisie prirent le temps
de noter la présence de ruines antiques et de les décrire souvent de manière
détaillée. Les troupes furent aussi mises à contribution au cours des fouilles
et jouèrent le rôle d’escorte pour les savants désirant se rendre sur le
terrain. C’est d’ailleurs « A l’armée française d’Afrique » que René
Cagnat dédia en 1892 son ouvrage sur l’armée romaine d’Afrique. Ce qui a
entraîné la naissance de théories influencées par l’idéologie coloniale, ainsi
Christian Courtois dans son ouvrage
Les
Vandales et l’Afrique
paru en 1955, défendait encore l’idée d’une
opposition entre une plaine romanisée et des massifs montagneux qui seraient
restés des foyers d’insurrection et de résistance : la situation rencontrée par
les soldats français et l’administration française au XXe siècle aurait donc
été la même que celle rencontrée autrefois par les Romains. On retrouve ici le
mythe de la
permanence berbère développé par l’idéologie coloniale qui
aboutit à l’image d’un Berbère qui serait indomptable et insoumis.
Même après la décolonisation,
l’histoire de l’Afrique romaine est restée marquée par les présupposés
idéologiques. Ainsi, si le livre de Marcel Bénabou paru en 1976,
La résistance africaine à la romanisation,
a permis de remettre en cause une historiographie marquée, de manière
consciente ou non, par l’idéologie coloniale, il a lui aussi suscité, dans le
contexte des nouvelles indépendances, de vifs débats. En effet, une des
critiques adressées à Marcel Bénabou par Yvon Thébert dans le numéro 33 des
Annales,
avait été, tout en reconnaissant la qualité de cet ouvrage, que l’utilisation
faite par Marcel Bénabou du concept de
« résistance » restait dans les cadres fixés par l’idéologie
coloniale, ceux d’une lutte opposant deux entités antinomiques et
monolithiques, et ne faisait que les inverser.
Dans un article publié en 1996, David
Mattingly dénonçait le fait que : « Trop souvent, peut-être, la
recherche crée des dichotomies là où il existe en réalité tout un ensemble
d’actions, de réactions et de perceptions entre les deux thèses opposées du
débat ».
Au début des années 2000, Yves Modéran fut le premier à consacrer un ouvrage
entier aux populations Maures à l’époque antique. Dans l’introduction de son
ouvrage sur
Les Maures et l’Afrique romaine, il soulignait ce paradoxe
historiographique : « toujours mis au centre des travaux les plus divers
sur la fin de l’Antiquité nord-africaine, ils (les Berbères) n’ont en même
temps jamais eu l’honneur, pour cette période, d’être étudiés pour
eux-mêmes »
, un
paradoxe qu’il expliquait en particulier par la persistance à propos de ces
populations « d’
évidences admises depuis longtemps » dont il appelait à se débarrasser en s’interrogeant justement sur les identités
(comment distinguait-on un Maure d’un Romain ?), les critères qui les fondaient
dans nos sources et leur évolution. De plus, sans renier l’œuvre de Marcel
Bénabou, il expliquait préférer le terme de « relations », plus
neutre et plus souple d’utilisation, à celui de « résistance » qui
avait pu prêter le flanc à la polémique. En 2005, Hervé Inglebert allait bien
plus loin dans la critique du concept de « résistance » en écrivant
dans son
Histoire de la civilisation romaine : « La
« résistance » apparaît en grande partie comme une illusion
contemporaine liée à la décolonisation »
,
un point de vue contesté par Philippe Leveau qui insistait encore récemment sur
l’utilité de l’usage de ce concept
. On le voit, ce lien entre l’historiographie de
l’Afrique antique et la colonisation continue d’agiter les débats entre
historiens. A tel point que David Mattingly dénonçait encore en 2016, dans un
article sur l’urbanisation et l’agriculture dans l’Afrique antique, le fait que
« nous n’avons toujours pas déconstruit les principes des vieux modèles
coloniaux »
.
Pour aller plus loin :
Bénabou M., La résistance africaine à la romanisation,
préface de Michel Christol, Paris, 2005.
Briand-Ponsart C.
et Hugoniot C.,
L'Afrique
romaine de l'Atlantique à la Tripolitaine, 146 av. J.-C. - 533 ap. J.-C.
,
Paris, 2005.
Cagnat R., L'armée
romaine d'Afrique et l'occupation militaire de l'Afrique sous les empereurs
,
Paris, 1892.
Corbier P. et Griesheimer M., L'Afrique romaine.
146 av. J.-C. - 439 ap. J.-C.
, Paris, 2005.
Inglebert H.
(dir.),
Histoire de la civilisation romaine, Paris, 2005.
Le Bohec Y., Histoire
militaire des guerres puniques
, Monaco, 1995.
Leveau Ph.,
« L'Afrique romaine : résistance et identité, histoire et
mémoire », dans Ferdi S. (dir.),
L'affirmation de l'identité dans
l'Algérie antique et médiévale. Combats et résistances
, Alger, 2014, p.
37-59
Mattingly D.J., « Who shaped Africa ? The
origins of urbanism and agriculture in Africa », dans Mugnai N., Nikolaus J. et
Nicholas R. (éd.), De Africa Romaque,
merging cultures across North Africa,
2016, p. 11-25.