En 1910, au moment des débats entourant la naissance du premier code du travail, un professeur d'économie et de législation industrielle, Adéodat Boissard, écrivait : «L'évolution politique a devancé l'évolution économique dans nos sociétés modernes, en ce sens que le troisième système de répartition économique : le régime associationniste, n'a encore été pratiqué que sur une très petite échelle, à titre d'expériences très localisées, tandis que le principe démocratique paraît informer de plus en plus les constitutions politiques des Etats contemporains. Ce qui est certain, c'est que nous sommes, actuellement, du point de vue économique, en régime monarchique tendant vers le constitutionnalisme.» (1)
Notre auteur nommait également ce dernier «régime capitaliste» ou «régime de partage conventionnel inégal» pour souligner que, dans cette configuration, certains producteurs se réservaient la totalité des bénéfices de la production. Dans son esprit, le progrès consistait clairement à passer au régime de partage proportionnel ou associationniste, celui dans lequel est réalisé «le partage absolument complet et aussi proportionnel que possible à la part prise par chacun à la production de tous les résultats de cette production».
Plus d’un siècle plus tard, contrairement aux espoirs d’Adéodat Boissard, nous nous trouvons toujours, selon sa catégorisation, en régime monarchique. Mais le plus curieux est que cette situation ne fait plus débat et que depuis au moins une bonne trentaine d’années la question de la démocratie dans l’entreprise ne constitue plus un élément central ni du débat d’idées ni des revendications politiques ou syndicales.
Tout se passe comme si une période de glaciation s’était ouverte et qu’envisager une telle possibilité, des entreprises gérées démocratiquement, était devenu un véritable tabou, pire, un propos nécessairement tenu par des «irresponsables», des irréalistes. Lorsqu’on veut nous faire rêver, on nous parle entreprises libérées, organisations plates et en tout cas réinventées, disparition des hiérarchies, mais il n’est jamais question de partage du pouvoir ou de la propriété.
Les coopératives restent, comme à l’époque d’Adéodat Boissard, assez peu développées et ne constituent pas un rêve partagé, une utopie concrète. Nous nous trouvons donc dans une situation où non seulement une grande partie des travailleurs reste subordonnée au pouvoir de l’employeur (le pouvoir de mobiliser le travail d’autrui à son profit et plus précisément de donner des ordres, de contrôler leur exécution et de sanctionner les manquements) mais où les contre-pouvoirs nécessaires, qui prennent leur source dans le code du travail et s’incarnent dans les syndicats, se réduisent chaque jour un peu plus comme les récentes ordonnances en témoignent.
Et pourtant, malgré l’expansion quantitative et qualitative du salariat, malgré les échecs des tentatives autogestionnaires, les arguments philosophiques en faveur d’une démocratisation de l’entreprise ne manquent pas, que celle-ci passe par le renforcement du pouvoir des syndicats (monopole de négociation, présence dans les conseils d’administration) ou par la participation des salariés associés à la propriété comme dans le cas des coopératives.
En 1985, le professeur de sciences politiques Robert A. Dahl rappelait dans A Preface to Economic Democracy que les travailleurs ont un droit moral à participer à la gestion de l'entreprise, et que toute organisation doit être gouvernée par ceux qui sont concernés. On sait qu'il a souvent été répondu à cela que l'entreprise appartenait à ses actionnaires, et que le risque pris par ceux qui apportent le capital devait être récompensé.
Il me semble qu’au moment même où les nécessaires contre-pouvoirs dévolus aux salariés se réduisent dans notre pays, et qu’il apparaît clairement que le modèle qui nous est proposé ne ressemble en rien au «modèle» nordique ou allemand (les syndicats y ont en effet un monopole de négociation, sont présents dès le seuil de cinq salariés, et les représentants des salariés sont présents au conseil d’administration, occupant entre le tiers et la moitié des sièges selon les cas), un certain nombre de chercheurs renouent avec l’inspiration de Robert A. Dahl et amènent des ressources susceptibles de redonner à ce débat central son importance.
Non, les actionnaires ne sont pas les propriétaires de l'entreprise, explique Jean-Philippe Robé, non, la fonction de l'entreprise n'est pas exclusivement de faire du profit, continuent Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, oui, l'entreprise qui veut motiver ses salariés doit leur permettre de participer pleinement aux grandes décisions stratégiques soutiennent Jean-Louis Beffa ou Olivier Favereau. On peut aussi estimer que le risque de perdre son emploi encouru par certains salariés est plus grand que celui de perdre sa mise en capital pour l'actionnaire, qui peut se terminer par la liquidation judiciaire ou la fermeture d'une société à responsabilité limitée.
Récemment, la philosophe Isabelle Ferreras a proposé, en se fondant sur le désir de justice des salariés et sur leur aspiration à exercer un travail expressif, une véritable révolution : que les dirigeants de l’entreprise soient élus par la «chambre du travail» et la «chambre du capital». Cela fait bien sûr penser à la cogestion à l’allemande, une cogestion encore plus rigoureuse que celle qui existe et généralisée. A la lecture de ces auteurs, cette configuration, qui organise la coexistence des intérêts des deux parties paraît, à l’instar de la généralisation d’un modèle de producteurs associés, éminemment légitime.
Si comme le prévoyait Tocqueville, la revendication de démocratisation devait concerner finalement toutes les institutions, on ne voit pas pourquoi l’entreprise y échapperait. La question est sans doute de savoir aujourd’hui si les coups de boutoir donnés au salariat sont plutôt susceptibles d’alimenter ce type de revendication ou de lui porter un coup fatal en ouvrant les vannes d’un auto-entreprenariat pour l’instant radicalement individualisé.
(1) «Contrat de travail et salariat» : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56522768