Questions à Houssamoudine
Ankili, doctorant au CESSMA (Paris VII) et spécialiste de l’histoire des
Comores. Pouvez-vous résumer l’histoire
de l’accession à l’indépendance des Comores ?
Le nouveau pays [6 juillet 1975] connaît cependant très rapidement une
situation critique. Les Comores subissent la sécession de Mayotte, qui décida
avec le soutien des autorités françaises de rester sous le giron de la France.
Puis, un coup d’état le 3 août 1975, qui instaura un régime révolutionnaire
dirigé par Ali Soilihi.
Les nouveaux défis de cette indépendance unilatérale et des troubles
survenus au lendemain de sa proclamation – surmonter la dépendance économique à
l'égard de la France tout en refusant le choix de Mayotte soutenu par Paris –
paraissent immenses face à une classe politique
profondément divisée sur les solutions à adopter.
Cette histoire mouvementée d'une période mythifiée (années 1970), et
très investie politiquement, car déterminante, contraste avec le manque de recherches
approfondies. Ma réflexion dans ce texte entend aussi partir des sources
contemporaines des faits, renvoyant à deux conceptions [comoriennes] plus ou
moins radicales de l'indépendance qu'à des discours
actuels que me tiennent mes interlocuteurs, sur le personnage que fut Ali
Soilihi et son idéologie.
Comment les historiens
ont-ils traditionnellement écrit sur cette période ?
Le bilan scientifique et traditionnel sur l’indépendance comorienne mène
à poser certains types de constats : à savoir si les Comores étaient mal
parties, pour paraphraser Réné Dumont (1962), ou encore si cet État était
mort-né, pour reprendre l’expression d’un écrivain-essayiste Comorien, Mohamed
Abdelaziz-Riziki (2001).
Au-delà de ces constats, restituer le vécu des indépendances semblerait
d’autant plus difficile du fait d’un manque considérable de données
historiographiques, consécutif de « la destruction des archives aux
Comores entre 1975 et 2001 », comme l’affirme Charly Jollivet ? Cette
affirmation, aujourd’hui récusée – c’est aussi mon intuition – reste à
démontrer. Doit-on rappeler l’inexistence pendant une longue période d’une vraie
culture archivistique au sens moderne ? En effet, le Centre National de Documentation
et de Recherches Scientifique (CNDRS) ne fut créé qu’en 1979. Son succès et son
intérêt ne furent que tardifs. Pendant longtemps, l’histoire était considérée comme
l’affaire des griots, des conteurs, et surtout des anciens. Comme disait Hampâté
Bâ : « En Afrique, lorsqu’un vieux meurt, c’est une bibliothèque
qui brûle ». Cette histoire est souvent racontée de bouche à oreille avec
le risque de déformation qu’elle comporte. Aux Comores, il faut attendre l’avénement
de « la démocratie » à partir de 1990, pour assister à l’éclosion de
l’écriture.
Aujourd’hui, cette période particulièrement sensible mais aussi peu enseignée,
est devenue la tribune pour consolider ou relancer une carrière politique ou de
leader d’opinion. Certains textes témoignent de ce désir de légitimer les
actions du passé. La question de l’indépendance divise plus qu’elle fédère. Si
elle n’est pas reléguée au rang des tabous, elle oblige à prendre position
entre les différents courants politiques et traditionnels, très puissants.
Conséquence de cette mémoire « sélective », la nouvelle
génération qui n’a pas vécu la colonisation et son achèvement, se retrouve
dépourvue de vraies réponses. De ce fait, on est – pour parler d’une
interrogation générationnelle - appâté
entre légende noire et légende dorée. De facto, la mémoire collective,
notamment des plus jeunes, est erronée. L’indépendance est décrite comme une
simple fête. La date est comparée à l’Aïd [mwezi
sita julieti, unu usiku wa idi – le 6 juillet, c’est un jour de fête (aïd).
Ou encore : « riwa swili salama
salimina koya rungwa kulwabu – nous y sommes parvenus sans bavure ».
Cette situation décrite comme la normalité, cache en vérité un processus long,
voire éprouvant, qui a eu raison de l’unité de l’archipel et de ces élites. En se
focalisant sur la proclamation de l’indépendance et le processus qui la précéda,
des erreurs dans la transmission de cette histoire ont été commises avec pour conséquence
une jeunesse qui n’a pas pris la mesure de ce moment si crucial.
Quel rôle ont vraiment joué les
élites comoriennes dans l’accession à l’indépendance ?
À la veille de son indépendance, l’élite politique comorienne est
dominée par des notables traditionnels qui se professionnalisent. La période de
1970 à 1975, voit l’émergence de nouveaux acteurs politiques ; jeunes
diplômés et ambitieux, sensibles au contexte régional des régimes progressistes
et révolutionnaires, comme ce fut le cas en Tanzanie, Seychelles, Mozambique et
Madagascar. Les mêmes jeunes formés dans la majorité à Madagascar, Zanzibar et
en France. Le poids croissant de cette nouvelle génération dans la vie
politique comorienne a pesé sur l’accélération du processus qui a conduit à
l’indépendance. Bien que l’ensemble des élites, à l’exception des activistes
mahorais, se rangent derrière la lutte indépendantiste, la question de son
exercice divise profondément.
Les accords du 15 juin 1973 entre les représentants comoriens et les
autorités françaises posent les bases du processus qui doit conduire à
l’indépendance. Aussitôt, le débat suscité par l’expression « des
populations comoriennes » oblige à appréhender la méthode nouvelle d’une décolonisation
globale ou sécessionniste.
La reconfiguration des acteurs politiques est telle que : Abdallah
réunit autour de l’Udzima (l’Unité), son parti, l’Union Démocratique des
Comores (UDC ou les Verts), et le Rassemblement Démocratique du Peuple Comorien
(RDPC ou les Blancs), tandis que, Soilihi regroupe progressivement l’opposition
au sein du Front National Uni (FNU). Cette alliance de différentes formations (Umma,
Ujamaa, MPM, Mranda) et des éléments issus d’autres partis (PASSOCO, MOLINACO,
ASEC) et plus tard du Front Populaire Uni (FPU), est engagée dans une
opposition inconditionnelle contre Abdallah, Président du conseil de
gouvernement et principal postulant à la présidence du futur État.
Pour autant que les enjeux de l’indépendance paraissent immenses ;
séparatisme mahorais, indépendance unilatérale, mesures économiques, éclatement
de la classe politique …, la lutte politique et pour l’indépendance s’engage
dans un environnement de personnalisation, voire de régionalisation et de
népotisme.
Deux arguments s’y opposent : l’Udzima considérant un manquement
de la France vis-à-vis des accords de 1973, prône une indépendance immédiate et
sans condition, au mépris de l’unité nationale plus que jamais menacée. Le FNU
quant à lui demande un ralentissement de la cadence, et reste surtout inquiet
de la possibilité qui s’offre à Abdallah de faire adopter une constitution à
son profit. Le 6 juillet 1975, Ahmed Abdallah met ses menaces à exécution, et
proclame l’indépendance unilatérale des Comores.
Auteur d’un coup d’état dès
le 3 aout 1975, Ali Soilihi représente-t-il véritablement une rupture pour les
Comores ?
Sans surprise, le vote de la chambre des députés majoritairement
acquise à Abdallah, maintient celui-ci à la tête du nouvel Etat. Une élection
remise en question par les députés de l’opposition et du MPM, absents. Ces
derniers recommandent la tenue des nouvelles élections au suffrage universel. Cependant,
les autorités en place ignorent cette demande ce qui est suffisant pour le FNU
de légitimer un coup d’état le 3 août 1975. Moins d’un mois après son
indépendance, le nouvel État connaît sa première crise majeure. Un nouveau
directoire révolutionnaire composé des principaux opposants à Ahmed Abdallah,
se met en place. Cette alliance en vérité sans attente, prend de l’envergure
avec la radicalisation du nouveau maître de Moroni, Ali Soilihi.
Conscient de la difficulté à fédérer l’ensemble de l’archipel, la nouvelle
équipe met en place des mesures destinées à relever le défi économique – c’est
la politique de l’autosuffisance alimentaire – avec une garantie d’équilibre
insulaire – la reconfiguration de la société comorienne pourtant musulmane dans
sa quasi-totalité, en une société laïque, devait garantir aux dirigeants
mahorais, composés des minorités chrétienne et créole, une intégration réussie
– aux antipodes de la politique d’exclusion menée par Cheikh puis Abdallah.
Mais, les excès des mesures antiféodales et de la politique dite de la table
rase, provoquent un contrepoids dans la hiérarchie fonctionnelle. Les jeunes au
pouvoir répriment les anciens conservateurs. Cette nouvelle hégémonie conjuguée
à l’institutionnalisation de la violence provoque un clivage entre le pouvoir
et le peuple. La population repliée sur elle-même est la conséquence de la non
adhésion à la politique révolutionnaire.
De ce fait, l’arrivée au pouvoir du Front National Uni et d’Ali Soilihi
marque une rupture dans divers domaines :
-
Rupture sociale : la réforme
fondamentale ne reconnaît plus le grand coutumiard considéré par le système
traditionnel comme le fleuron de la société, et place au centre de son intérêt
le citoyen de tout bord (jeunes, femmes, paysans…)
-
Rupture politique : le coup
d'état du 3 août 1975 érige au pouvoir une jeunesse aux tendances marxistes.
-
Révolution économique : pour
la première et certainement la seule fois, les autorités comoriennes, en
occurrence les soilihistes ont établis un programme institutionnel clair,
destiné à l'autosuffisance alimentaire.
La période couvrant les années 1970, promise à tous les espoirs et les
possibles, aura au final déçu, avec de nombreuses incertitudes, notamment sur
la consolidation de la nation comorienne. Les deux figures dominantes de la vie
politique d’alors se voient aujourd’hui attribuer une forme d’héroïsme (Ali
Soilihi) et de prophétisation (Ahmed Abdallah). Les événements survenus aux
Comores à la veille et au lendemain de son indépendance, au gré des
circonstances souvent dramatiques ont contribué à la mythification de cette
période déterminante. Il ne s’agit donc pas de considérer l’indépendance comme
un leurre, mais de saisir la complexité et les enjeux des projets imaginés par
des élites émergentes.