Alors que les journées du patrimoine ont lieu ce week-end, il est important de questionner ce «droit à la mémoire» qui émerge ici et là, et dont les archives sont l'un des objets. Les déclarations récentes de Didier Lestrade (Libération du 10 septembre), sont le énième épisode d'un grand malentendu où sont confondus histoire et mémoire.
En exigeant de la maire de Paris la création d'un centre d'archivage et de documentations LGBT à Paris, ces propos révèlent combien les «archives» sont devenues un objet extraordinairement fantasmé. Pour beaucoup, chaque communauté devrait avoir son lieu de mémoire, qui se confondrait avec ses fonds d'archives. Pour le dire en d'autres termes façon Act Up, que Didier Lestrade a fondé, «archives are our future», «nous ne voulons des archives LGBT sans un centre spécifique d'archives…» ; on confond les archives et le musée, on confine les archives au mémorial.
Il y a d’abord dans cette injonction faite à la maire de Paris une ignorance malheureusement très partagée : il existe déjà des archives LGBT dans le réseau des Archives de France. A commencer par les Archives nationales, notamment celles de la police, auquel s’ajoutent les versements réguliers faits des ministères de la Justice, de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et – plus encore – par le ministère des Affaires sociales, qui conservent des milliers de liasses portant sur l’histoire des sexualités.
Dans les Archives départementales, d'autres dossiers sont aussi conservés. C'est notamment le cas dans fonds de la préfecture de police de Marseille dans les archives départementales des Bouches-du-Rhône. On m'objectera que ce sont les archives de la répression et que dans nos dépôts il n'y a pas d'archives collectées pour construire une mémoire LGBT. Les archives publiques recèlent cependant ce paradoxe : elles sont les seules à conserver la trace de ceux qui furent exclus, discriminés, stigmatisés. C'est dans les mailles du pouvoir que la «Vie des hommes infâmes» a été consignée, disait Michel Foucault, dont les archives intellectuelles ont été assimilées à un «trésor national».
Venons-en à la période très contemporaine. Là encore, des milliers de pages ont été données par des membres de la «communauté» LGBT et sont conservées par des agents du patrimoine hautement qualifiés dans des dizaines de fonds d'archives privées déposées dans les plus grandes institutions patrimoniales françaises. Ces archives dites privées sont d'une formidable richesse : les papiers de Daniel Guérin à la BDIC de Nanterre, ceux de Françoise d'Eaubonne ou de Guy Hocquenghem à l'IMEC (Caen), de la revue Masques et de Jean Genet à la BNF, de Michel Chaumarat à la Bibliothèque de Lyon, d'Act Up, d'Aides, de David et Jonathan aux Archives nationales…
Ces fonds ne sont pas figés en un lieu unique, ils font réseau. Dispersés sur le territoire et intégrés parmi les archives qui forment le patrimoine collectif de la société française. Elles dialoguent. Il manque sans doute des outils de recherches mais ici et là, le chantier est en cours : les inventaires existent déjà et on les trouve en ligne pour certains. Revendiquer un fond d'archives spécifiques dans un lieu spécifique, c'est nier le geste d'écriture de l'histoire des minorités sexuelles qui a été depuis le XIXe siècle. A l'image de Georges Hérelle (1848-1935) à la fois historien et témoin de l'amour grec dont nous avons montré cet été, avec Clive Thomson, les archives personnelles à la mairie du IVe arrondissement de Paris et qui avait pris soin de confier ses archives à différentes institutions avant de disparaître.
Encourager un «queering» des archives et rendre plus visibles ces gestes, nous en sommes d'accord mais cessons de penser l'institution archivistique comme un lieu de censure. Ce n'est pas d'une nouvelle institution dont nous avons besoin, mais des traces, d'inscriptions, d'images comme celles du Gai Pied ou de témoignages de militants anonymes ou célèbres. Le service des archives de Paris, comme l'ensemble du réseau des Archives de France ont pour mission de les conserver ; les structures existent depuis deux siècles, les agents de l'Etat sont prêts. Il faut bien sûr que les moyens soient plus importants mais faisons en sorte que les archives sortent de nos placards. Initions des collectes, plutôt que de revendiquer des murs.