L’histoire de la construction européenne n’a jamais été un long fleuve tranquille. Elle l’est moins que jamais. Au moment où Emmanuel Macron lance sa grande entreprise pour une «refondation de l’Europe», de nouveaux obstacles surgissent. Le président français avait suscité de l’intérêt et de la sympathie dans de nombreuses capitales européennes, à commencer par Bruxelles et Berlin, lors de son élection. Pour la première fois depuis bien longtemps - en fait, depuis Valéry Giscard d’Estaing - un président français avait fait de l’Europe l’un des axes majeurs de sa campagne. Cela lui avait valu l’adhésion, en particulier, des cadres et des jeunes diplômés de l’enseignement supérieur. Au moment où l’Europe était encore sous le choc du Brexit, Emmanuel Macron avait symbolisé à la fois le coup d’arrêt à la vague populiste et souverainiste qui déferlait sur l’Europe (Grande-Bretagne, Pologne, Hongrie notamment) et la promesse d’une tentative de relance vigoureuse. Angela Merkel avait ouvertement soutenu la démarche d’Emmanuel Macron. Sous sa conduite, l’Allemagne semblait prête à assouplir ses positions à propos du renforcement de la zone euro, de la défense des frontières extérieures communes et même d’un embryon de défense européenne. Une fois élu, Emmanuel Macron avait vigoureusement confirmé ses intentions lors de la conférence annuelle des ambassadeurs, puis à Athènes et enfin, mardi dernier, avec son discours ambitieux à la Sorbonne devant un public d’étudiants français et étrangers. La France, désormais seule puissance nucléaire et seul pays européen membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies avec le départ du Royaume-Uni, reprenait enfin l’initiative à grande échelle, comme François Mitterrand l’avait fait de 1984 à 1995. Un nouveau chapitre de l’histoire tourmentée de l’Union européenne (UE) s’entrouvrait peut-être.
Deux mauvaises nouvelles sont cependant déjà venues troubler cette espérance. En Allemagne, les élections législatives ont été bien moins favorables que prévues pour Angela Merkel. La chancelière dirigera, certes, de nouveau pour un quatrième mandat le gouvernement fédéral mais elle sera entravée par sa nouvelle coalition. Faute de pouvoir poursuivre son alliance avec le SPD, lourdement sanctionné par l’électorat avec son plus mauvais score depuis que l’Allemagne est redevenue une démocratie, Angela Merkel, elle-même fort affaiblie (- 9 points pour la CDU - CSU) devra vraisemblablement composer avec les ultralibéraux du FDP et les Verts. Tous deux souhaitent participer à la nouvelle coalition mais tous deux défendent des options opposées sur l’immigration, le nucléaire mais aussi sur l’Europe. Les Verts applaudissent au regain d’Europe proposé par Emmanuel Macron, le FDP, méfiant à l’égard de la France cigale, s’oppose résolument à plus d’intégration au sein de la zone euro. Au même moment, Barcelone se prépare à son référendum d’autodétermination, inconstitutionnel mais populaire au sein de la Catalogne. La tentation de la rupture est grande, et avec elle le risque de voir dans plusieurs pays européens le régionalisme se convertir en indépendantisme, donc en fractionnement. Si la Catalogne va jusqu’au bout de sa démarche, la Flandre belge, la Ligue du Nord italienne, les Républicains de l’Ulster se sentiront des ailes. Même si tous se veulent européens, l’Europe entrera de nouveau en crise.
Emmanuel Macron en est conscient. Fidèle à son tempérament et à sa stratégie, il veut donc, bien loin d’attendre et voir, accélérer le pas. Il infléchit cependant sa démarche, estompant ses propositions de réformes structurelles de la zone euro (ministre des Finances de la zone, budget spécifique, contrôle parlementaire ad hoc) pour au contraire insister sur une Europe souveraine : protection accrue des frontières extérieures, industries de défense, politique commerciale plus combative, numérique, investissements, rapprochements fiscaux… Au lieu d’attendre que le nouvel accord de coalition allemand soit sur pied dans dix semaines, et qu’une issue s’esquisse pour la question catalane, il veut, au contraire, profiter de cette phase d’incertitude pour afficher son projet et avancer ses propositions. Il le fera évidemment en discrète concertation avec Angela Merkel qui lui indiquera jusqu’où aller trop loin. Il se heurtera inévitablement aux réticences de l’Europe de l’Est et aux intérêts catégoriels de chacun des Etats membres. Il a cependant raison de faire entendre sa voix au moment où, une fois de plus, l’Europe donne l’impression d’être sur le fil. La Grande-Bretagne s’en va, les Etats-Unis de Trump sont imprévisibles, la Chine se renforce, et la Russie ne cache pas son hostilité à l’UE. C’est le moment d’innover, d’avancer, d’accélérer. Tout pousse la France à redevenir, comme jadis, le lanceur d’idées : une Europe qui entraîne et protège.