Menu
Libération
TRIBUNE

L’utilisation des images au cœur de l’affaire du quai de Valmy

Le procès de l’attaque d’un véhicule de police s’est achevé mercredi. Des spécialistes de l’image dénoncent le poids des photos et des vidéos et rappellent qu’il faut toujours confronter ces procédés à d’autres discours.
La voiture de police incendiée le 18 mai 2016 quai de Valmy. (Photo Boris Allin. Hans Lucas)
publié le 28 septembre 2017 à 20h06

Le procès de la voiture de police brûlée sur le quai de Valmy représente un tournant du système judiciaire français. Ces jours-ci ont comparu neuf jeunes manifestants soupçonnés d’avoir, le 18 mai 2016 (en plein mouvement contre la loi travail), participé à l’attaque et à l’incendie d’une voiture de police sur le quai de Valmy, à Paris. Si le délibéré est prévu pour le 11 octobre, le procureur a d’ores et déjà donné ses lourdes réquisitions : trois ans d’interdiction de manifester pour tous, et des peines de prison allant d’un an avec sursis (pour participation à une manifestation ayant dégénéré) jusqu’à huit ans de prison ferme.

Cette exigence répressive de la part du ministère public est inique ; elle répond à une intense pression policière et notamment à l'agitation du syndicat très à droite Alliance ; elle s'appuie presque exclusivement sur le témoignage d'un policier du renseignement de la préfecture de Paris et sur des «notes blanches» de ce même service ; elle entend faire exemple, au mépris de la justice, pour toute une génération qui s'est politisée à Nuit debout, à Calais aux côtés des migrants, parmi les antifas qui se sont opposés à la «Manif pour tous», ou encore à Sivens ou à Notre-Dame-des-Landes.

Le tournant judiciaire qui se joue dans cette affaire tient au rôle des images pour certifier la culpabilité des prévenus. Dans sa plaidoirie, l'avocat Antoine Comte a souligné combien «cette procédure est nouvelle par les méthodes d'investigation, tout se fait par rapprochements de vidéos et de photographies». Celles et ceux qui ont pu assister à l'interrogatoire d'Antonin Bernanos (déjà incarcéré dix mois et encourant l'une des plus lourdes peines) ont rapporté l'évanescence de l'accusation, qui ne repose que sur le recoupement du fameux récit du témoin policier - aux incohérences manifestes - et d'une série de photos et vidéos policières, prises de vues de smartphones ou de journalistes présents ce jour-là. Ces images ne montrent rien. Les protagonistes de l'attaque de la voiture sont tous masqués. La présidence et le procureur invoquent, au sujet d'Antonin Bernanos, une série de correspondances vestimentaires entre ses apparitions le 18 mai à visage découvert, et son supposé alter ego masqué : des poches de jean bombées par un portable et un portefeuille, des baskets noires dont on feint de distinguer la «virgule Nike», un caleçon de couleur rose, ou mauve ou violet, peu importe, une bague à chaque main. La défense n'a pourtant pas manqué de prouver qu'on peut faire de tels recoupements vestimentaires avec à peu près n'importe quel manifestant masqué ce même 18 mai.

Nous, dont le métier est de regarder des images, d'en fabriquer, de les réfléchir, refusons ce que l'on veut faire dire aux images - ce qu'on les empêche de dire - et ce que l'on veut, en leur nom, justifier : la prison. La seule interprétation autorisée de ces «images» exhibées est le témoignage policier - qu'aucun avocat de la défense n'a pu contre-interroger. L'Etat, par la voix du procureur, se donne le droit de livrer un faisceau d'images et d'en fixer le sens. Plus précisément, l'Etat livre des arrêts sur image, c'est-à-dire, selon le mot de Serge Daney, des images arrêtées, des images mortes, des clichés : «Un cliché, ce n'est ni vrai ni faux, c'est une image qui ne bouge pas.» Pour le parquet, les preuves de la culpabilité «indubitable» des prévenus sont des images nues, dépourvues de hors -champ, avec pour seule légende le soliloque du pouvoir.

Pour en avoir côtoyé un grand nombre, pour les mettre en scène ou les créer, nous savons qu'une image ne vaut rien en elle-même, qu'elle est indissociable d'un discours, d'un montage, d'autres images. Si certains militants ont qualifié cette affaire de montage policier, nous pouvons reprendre le mot à notre compte : l'enquête de police n'est rien d'autre qu'un montage photo dérisoire, marqué par quelques flèches rouges ici et là, pointées vers une chaussure ou un «regard cerné» sous une cagoule, comme pour dire : «La vérité est ici et pas ailleurs.»

Parce que nous savons que l'image est une pièce d'un discours, les images nous ont plutôt appris à douter, à les critiquer, à les confronter à d'autres images, à d'autres discours. Et nous ne saurions ignorer ces heures de l'histoire où les pouvoirs établis ont signifié leur toute-puissance par des mises en scène autoritaires, exhibant clichés et coupables avec ostentation, jubilant de rendre bavardes des images pour détourner, sidérer ou décourager les regards. C'est d'ailleurs à ce souci maniaque de faire avouer les détails, d'ordonner le moindre résidu sensible à la logique de leurs obsessions (ou de leurs intérêts), que l'on reconnaît les fausses enquêtes des conspirationnistes. C'est le déchet visuel érigé en icône ; la logique du «pas de fumée sans feu», le fétichisme de la coïncidence suspecte. Nous qui fréquentons les images avec passion et vigilance, nous nous garderions bien de prononcer un quelconque jugement à partir d'une preuve qui n'aurait pour seule réalité que ces semblants, et dénonçons la mascarade tragique qui s'est jouée ces jours-ci. «On n'a jamais vu d'erreur s'écrouler faute d'une bonne image. […] Les images existantes ne prouvent que les mensonges existants.» Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni.

Premiers signataires : Eric Baudelaire, plasticien, cinéaste ; Nicole Brenez, professeur en études cinématographiques ; Dominique Cabrera, cinéaste ; Laurent Cantet, cinéaste ; Carmen Castillo, cinéaste ; Sylvain Creuzevault, metteur en scène ; Émilie Deleuze, cinéaste ; Marie Desplechin, romancière ; Georges Didi-Huberman, philosophe et historien de l’art, EHESS ; Yann Gonzalez, cinéaste ; Patrick Grandperret, cinéaste ; Alain Guiraudie, cinéaste ; Nicolas Klotz, cinéaste ; Marie-José Mondzain, philosophe ; Gérard Mordillat, romancier et cinéaste ; Olivier Neveux, professeur d’études théâtrales, ENS de Lyon ; Océanerosemarie, auteure et comédienne ; Jean-Gabriel Périot, cinéaste ; Jean-François Sivadier, metteur en scène ; Tardi, dessinateur-auteur de BD ;

Suite des signataires :

Olivier Azam, cinéaste, éditeur

Diamant Berger, cinéaste

Marilyne Canto, comédienne et réalisatrice

Pierre Chosson, scénariste

Christine Citti, comédienne

Michèle Collery, cinéaste

Enzo Cormann, écrivain

Antoine Desrosières, cinéaste

Susana de Sousa Diaz, cinéaste, programmatrice

Jérôme Diamant Berger, cinéaste

Jean Dubrel, cinéaste, monteur

Stephane Elmadjian, cinéaste, monteur

Abbas Fahdel, cinéaste

David Faroult, enseignant-chercheur en cinéma

Laurence Ferreira Barbosa, cinéaste

Geneviève Fraisse, philosophe, CNRS

Jean-Michel Frodon, critique et enseignant

Stéphane Gatti, réalisateur

Sylvain George, cinéaste

Stéphane Gérard, cinéaste

Jean-Marie Gigon, producteur

Frédéric Goldbronn, cinéaste

Christian Gosselin, plasticien

Clarisse Hahn, plasticienne, cinéaste, professeur aux Beaux-Arts de Paris

Dodine Herry Grimaldi, scénariste, réalisatrice

Jacques Kebadian, cinéaste

Sophie Krausz, maître de conférence

Elisabeth Lebovici, critique d’art

Jérôme Lefdup, artiste, réalisateur

Blandine Lenoir, cinéaste

Marie Maffre, cinéaste

Nadine Marcovici, comédienne, réalisatrice

Christophe Le Masne, réalisateur

Vladimir Perisic, cinéaste

Elisabeth Perceval, cinéaste

Michel Pilorgé, acteur

Jacques Richard, cinéaste

Jocelyne Saab, cinéaste

Céline Savoldelli, cinéaste

Joshka Schidlow, critique

Eyal Sivan, cinéaste

Lionel Soukaz, cinéaste

João Tabarra, plasticien, cinéaste, professeur au ZKM (Karlsruhe)

Béatrice Thiriet, compositrice

Michel Toesca, cinéaste

Dune Varela, photographe et plasticienne,

Marion Vernoux, réalisatrice

François Vila, attaché de presse