Quand vous êtes écrivain, il est fréquent qu’on vous demande si vous avez une actualité, quelle est votre actualité. Il s’agit alors pour vous de parler de votre dernier livre. Après trois mois, voire moins, la question n’est plus de mise, vous rangez votre ouvrage au magasin des accessoires et, si tout va bien, on attend impatiemment votre prochaine actualité. Au pluriel, le mot est devenu curieusement inactuel. «Les actualités», c’était ce qui passait en première partie des séances de cinéma, avant le grand film. On voyait le monde en noir et blanc, du moins on voyait ce que le pouvoir voulait nous faire voir : à cette époque déjà, l’intox de la propagande fleurissait, et actualité ne rimait pas toujours avec réalité. Pourtant, quand les premiers postes de télévision sont entrés dans les foyers, l’heure des actualités était sacrée, on se réunissait devant l’écran pour regarder se marier la reine d’Angleterre, De Gaulle déclamer avec de grands mouvements de tire-bouchon, ou Neil Armstrong marcher sur la Lune en direct - c’était avant que les complotistes nous expliquent que tout avait été tourné en studio par la CIA. A présent, on ne dit plus les actualités, sauf moi parfois, parce que je répète sans y penser ce que disait ma grand-mère, «tiens, mets-nous les actualités». Maintenant, on dit «les informations» ou plutôt «les infos», «le journal» ou plutôt «le JT», ou encore, parce que l’actualité a une chronologie affolante, on en précise l’heure : c’est «la matinale» ou «le 13 heures» ou «le 20 heures». Sans parler de la presse écrite, journaux du matin chagrin journaux du soir désespoir, métro, boulot, info. En fait, l’actualité est une course contre la montre, c’est 24 heures sur 24. Nous voilà tous hyperconnectés à ce qui se passe dans le temps qui passe, à ce qui a lieu en tous lieux, sur la Terre et dans l’espace.
J’ai donc fait la semaine dernière une expérience inédite. Partie pour dix jours aux Etats-Unis, je ne sais pas comment ça a été possible, mais à New York, entre télé en panne à l’hôtel, données à l’étranger désactivées, pas le temps de lire le journal, je suis restée au moins deux jours sans la moindre information. Mais rien, vraiment rien. A peine si je me souvenais qu’Emmanuel Macron devait être dans le coin avec son esprit de conquête. C’est une légère sensation de manque qui m’a alertée, l’impression d’être sous cloche. Je m’étais retirée de l’actualité, mais mal sevrée. Je me sentais bien, mais bizarre. Qu’est-ce qui se passe ? me disais-je.
Et puis je suis partie dans le Midwest présenter la traduction d'un de mes romans. A l'aéroport de Saint-Louis, j'ai pris un taxi. Le chauffeur était noir, «ce n'est pas le meilleur jour», m'a-t-il dit en montrant les rues pourtant tranquilles. La veille, une grande marche avait rassemblé plus de 1 000 personnes contre l'acquittement d'un policier blanc qui avait tué un Noir à bout portant en 2011. 2011, est-ce de l'actualité ? Non, mais en fait oui : la bavure policière est sans cesse remise à jour, ainsi que son corollaire, le procès injuste. Ce n'est plus actuel, c'est permanent. A l'université et ailleurs, tout le monde en parlait. «Les Américains détestent les Noirs. Pour eux, un Noir reste un esclave», «la ségrégation est plus vivace que jamais», «il n'y a aucune mixité». Dans le rôle du naïf de service, je demandais : «L'élection d'Obama n'a donc rien changé ?» «Pas grand-chose : Obama, de toute façon, c'est un Bounty : noir à l'extérieur, blanc à l'intérieur.» «Euh, si, justement, ça a changé quelque chose : c'est Trump qui a été élu, vous êtes au courant ?»
J'ai eu une piqûre de rappel en arrivant à l'hôtel à Chicago. Au 16e étage, j'ai ouvert les rideaux de ma chambre et là j'ai vu «TRUMP» en lettres capitales, comme gravées dans le gratte-ciel. Il passait aussi en continu à la télévision, flanqué de son homologue coréen, on aurait dit deux marionnettes au théâtre de Guignol, sauf que c'était vrai. Je suis sortie. Par terre sur le trottoir, un très jeune couple dormait ; la fille se protégeait du soleil à l'aide d'une visière en carton sur laquelle était écrit «PREGNANT» (ENCEINTE). A DePaul University, où je faisais une rencontre, tous les étudiants doivent intégrer dans leur cursus une action humanitaire - alphabétisation, aide aux migrants… Ils ont l'embarras du choix. J'avais donc eu deux jours de rêve à New York, puis welcome back dans la réalité : la violence et le malheur sont toujours d'actualité - l'actualité, capitale éternelle de la douleur.
Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Sylvain Prudhomme et Tania de Montaigne.